Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/292

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

loin du moment où je rendrai compte à Dieu de mes opinions philologiques et des autres, je suis encore à concevoir comment le monde pourrait en contenir deux.

Le secret de Polichinelle, qu’on cherche depuis si longtemps, consiste à se cacher à propos sous un rideau qui ne doit être soulevé que par son compère, comme celui d’Isis ; à se couvrir d’un voile qui ne s’ouvre que devant ses prêtres ; et il y a plus de rapport qu’on ne pense entre les compères d’Isis et le grand-prêtre de Polichinelle. Sa puissance est dans son mystère, comme celle de ces talismans qui perdent toute leur vertu quand on en livre le mot. Polichinelle, palpable aux sens de l’homme comme Apollonius de Tyane, comme Saint-Simon, comme Débureau, n’auroit peut-être été qu’un philosophe, un funambule ou un prophète. Polichinelle idéal et fantastique occupe le point culminant de la société moderne. Il y brille au zénith de la civilisation, ou plutôt l’expression actuelle de la civilisation perfectionnée est tout entière dans Polichinelle ; et si elle n’y étoit pas, je voudrois bien savoir où elle est.

Pour exercer à ce point l’incalculable influence qui s’attache au nom de Polichinelle, il ne suffisoit pas de réunir le génie presque créateur des Hermès et des Orphée, l’aventureuse témérité d’Alexandre, la force de volonté de Napoléon, et l’universalité de M. Jacotot. Il falloit être doué, dans le sens que la féerie attribue à ce mot, c’est-à-dire pourvu d’une multitude de facultés de choix propres à composer une de ces individualités toutes-puissantes qui n’ont qu’à se montrer pour subjuguer les nations. Il falloit avoir reçu de la nature le galbe heureux et riant qui entraîne tous les cœurs, l’accent qui parvient à l’âme, le geste qui lie, et le regard qui fascine. Je n’ai pas besoin de dire que tout cela se trouve en Polichinelle. On l’auroit reconnu sans que je l’eusse nommé.