Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/321

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la tête d’un rêveur étourdi et suffisant qui se croit appelé à casser, sans nouvel appel, les arrêts de l’expérience. Vous ne vous êtes pas trompé sur le mouvement que m’a fait éprouver la maladresse brutale de ce maroufle, mais vous en avez mal saisi l’interprétation. Ce pauvre diable, qui n’est peut-être pas méchant de sa nature, fera nécessairement une mauvaise fin. Il est marqué d’une prédestination fatale, dont l’accomplissement ne peut faillir : il a renversé la salière.

— En vérité ! m’écriai-je à mon tour, en restant immobile de stupéfaction.

— Vous n’avez pas remarqué qu’à son entrée dans la chambre il avoit lourdement heurté du pied contre la traverse d’un pouce de hauteur qui garnit la porte, et qu’il tenoit, la salière de la main gauche, quoiqu’il ne soit pas gaucher. Quiconque n’a pas prévu l’obstacle qui se présente devant son pied, dans une maison qu’il pratique depuis longtemps, n’en doit jamais prévoir aucun. Il manque de mémoire pour se souvenir des accidents, et de jugement pour s’y soustraire ; il ne jouit pas même de la finesse de tact qui dédommage une rosse aveugle de la perte d’un de ses sens. Les Romains rentroient chez eux quand ils avoient buté en sortant, et c’étoit une précaution fort bien entendue contre les événements de la journée. Un homme qui bute a mal dormi, ou se porte mal, ou se trouve dans un état fortuit de préoccupation qui le livre à tous les dangers. S’il emploie sa main gauche, sans y être exercé, à des soins qui exigent de la précision et de la délicatesse, il achève de me révéler le défaut radical de sa malheureuse organisation. Il joint à l’imprévoyance grossière d’un automate l’insolente confiance d’un sot. Toutes les chances favorables de la vie appartiennent à la prévoyance et à la dextérité ; car l’habileté n’est que la dextérité de l’esprit. Comme la main est l’outil essentiel de la fortune, l’infortune est le lot infaillible de l’homme disgracié qui manque d’adresse