Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/355

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et petits, avoient peine à émonder la luxuriante abondance.

Le sol était parfaitement égal et uni, comme s’il eût été poli à la roue du tourneur, parce qu’il n’avoit encore été ni remué par les tremblements de terre, ni bouleversé par les volcans, ni ravagé par les déluges. Il n’y avoit point de ces sites âpres qui font naître de tristes pensées, comme il n’y avoit point de ces besoins dévorants qui développent des passions farouches. Il n’y avoit point de bêtes féroces ni malfaisantes d’aucune espèce. Pour quiconque se seroit trouvé une âme, c’étoit alors plaisir de vivre. Le monde étoit si beau avant que l’homme fût venu !

Quand l’homme arriva sur la terre, nu, inquiet, peureux, mais déjà ambitieux, convoiteur, impatient d’agitation et de puissance, les animaux le regardèrent avec surprise, s’éparpillèrent devant lui, et le laissèrent passer. Il chercha de nuit un lieu solitaire ; les anciennes histoires racontent qu’une femelle lui fut donnée dans son sommeil ; une race entière sortit, de lui, et cette race, jalouse et craintive, tant qu’elle étoit foible, se parqua dans ses domaines et disparut longtemps.

Un jour enfin, l’espace qu’elle occupait ne suffit plus à la nourrir. Elle fit des sorties fugitives autour de ses enceintes pour surprendre l’oiseau dans son nid, le lièvre dans son gîte du soir, le chevreau sous ses buissons, le chevreuil sous ses grands ombrages. Elle les emporta palpitants au fond de son repaire, les égorgea sans pitié, et mangea de la chair et du sang.

Les mères s’en aperçurent d’abord. On entendit pour la première fois dans la forêt un bruit immense de gémissements qui ne pouvoit se comparer à rien, car on ne connoissoit pas les tempêtes.

L’homme étoit doué d’une faculté particulière, ou, pour s’exprimer plus justement, Dieu l’avoit frappé, entre toutes ses autres créatures, d’une infirmité propre