Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/71

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que mystère qu’elle paraît avoir fort à cœur de ne pas laisser pénétrer. Elle épousa dans ce temps-là, pour la forme, sans doute, et dans la seule intention de se donner un état, je ne sais quel quidam franc-comtois nommé M. Lebrun, qui se mêloit d’affaires, et qui semble être parvenu à rétablir un peu les siennes. Il n’est pas étonnant qu’à son âge elle ait trouvé par-ci par-là de faibles portions d’héritages à recueillir. Tant de générations ont passé de vie à trépas depuis qu’elle est sur terre ! Dès lors, je l’avois tout à fait perdue de vue, jusqu’à une de ces dernières années, qu’elle vint prendre un logement dans cette maison. Son mari était mort depuis longtemps, et je ne pense pas qu’elle connoisse maintenant personne, si ce n’est ma famille qui prend plaisir à sa conversation, parce qu’elle est réellement fort curieuse et fort variée, cette vieille femme, qui est née avec de l’esprit et qui a reçu de l’éducation, ayant beaucoup vu et beaucoup retenu.

Ce qu’il y a de plus certain, c’est que c’est une digne créature, pieuse, charitable, bienveillante envers tout le monde, qui paye fort exactement son terme, et à laquelle je n’aurois aucun reproche à faire, si je n’imaginais qu’elle a troublé, pour notre malheur, la tête de mon Angélique de quelques rêveries auxquelles les personnes d’âge sont sujettes. Voilà, en vérité, mon cher Jacques, tout ce que je sais de l’histoire de madame Lebrun, à la considérer de son côté naturel.

Cette réticence excita vivement ma curiosité.

— De son côté naturel ? repris-je, et de quel autre, s’il vous plaît ?

— Je ne sais si j’oserai vous en parler, répondit M. Labrousse en me regardant d’un air soucieux. Il y aurait de quoi diminuer de beaucoup l’estime que vous voulez bien faire de mon jugement, si vous pouviez penser que j’attache à ces folies plus d’importance que vous ; mais je vous les donnerai pour ce qu’elles sont.