Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/74

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peut-être attachée, se fût en partie révélée à un esprit presque entièrement affranchi des liens grossiers du corps, et que la mystérieuse amie d’Angélique eût lu plus distinctement que moi, dans les immuables décrets de la destinée, un pressentiment qui, tout vague qu’il soit pour ma pensée, me remplit souvent de terreur ? Madame Lebrun n’a-t-elle pas entendu prononcer mon nom quelquefois depuis que j’approche de vous, et n’a-t-il pas pu retentir à son oreille comme le bruit d’un événement tragique ? Hélas ! j’ai imaginé souvent moi-même que la divine volonté me réservoit à une catastrophe de sang !

— Es-tu fou ? interrompit M. Labrousse en me regardant fixement. Une contrariété, dont nous viendrons facilement à bout, je l’espère, auroit-elle ébranlé ton jugement ? Rassure-toi, Jacques ! reprends courage !…

Ce que je venois de lui dire tenoit en effet à cette série insaisissable de sentiments qui repaît les esprits imaginatifs, et dont le sien ne s’étoit jamais occupé. Le mien lui-même s’y abandonnoit tout à fait pour la première fois ; je sentais que ces paroles m’étaient échappées comme l’élan d’une volonté intérieure et spontanée, qui n’avoit pas sa source dans mes facultés ordinaires, et qui portoit à mon âme l’idée d’une voix intime, mais profondément inconnue. Je me demandai à mon tour si ma raison n’étoit pas égarée.

Au bout de quelques jours, mon imagination se calma, mes préoccupations se dissipèrent. Angélique ne cessoit pas de me traiter avec tendresse en présence de sa famille, et je ne la voyois pas autrement. Je crus trouver plus d’une fois, dans ses discours et dans ses yeux, l’expression d’un pur amour ; je redevins presque heureux.

Cependant l’étonnante restriction qu’elle avait opposée aux vœux de sa famille, et les renseignements, plus surprenants encore, que j’avois reçus de M. Labrousse, me faisoient vivement désirer de voir madame Lebrun.