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FIN DE SIÈCLE

des peuples chrétiens. Mais la terreur chiliastique diffère essentiellement des émotions « fin de siècle ». Le désespoir des hommes, au tournant du premier millénaire de l’ère chrétienne, provenait du sentiment de la plénitude et de la joie de la vie. On sentait la sève circuler impétueusement dans tous ses membres ; on avait conscience d’une capacité de jouissance nullement affaiblie ; et l’on trouvait épouvantable de succomber avec l’univers, alors qu’il y avait encore tant de coupes à vider et de lèvres à baiser, et qu’on avait la pleine force de jouir des unes et des autres. Rien de semblable dans l’impression « fin de siècle ». Elle n’a rien de commun non plus avec la saisissante mélancolie crépusculaire d’un Faust, qui, vieillard, passant en revue l’œuvre de sa vie, est fier d’abord de ce qu’il a réalisé ; puis, considérant ce qu’il a laissé inachevé, est saisi du violent désir de le voir terminé, et, réveillé la nuit par l’inquiétude qui l’aiguillonne, sursaute en s’écriant : « Ce que j’ai songé, je veux me hâter de l’accomplir ». La disposition « fin de siècle » est tout autre. Elle est le désespoir impuissant d’un malade chronique qui, au milieu de la nature exubérante et éternelle, se sent peu à peu mourir ; l’envie du débauché âgé et riche qui voit un jeune couple amoureux s’enfoncer dans un bosquet discret ; la confusion d’épuisés et d’impuissants qui, fuyant une peste de Florence, se réfugieraient dans un jardin enchanté pour y vivre un décaméron, et se tortureraient en vain afin d’arracher à l’heure incertaine une ivresse encore. Ceux qui ont lu Une nichée de gentilshommes, de Tourgueneff, se rappellent la fin de cette noble œuvre. Le héros, Lavretzky, revient, au seuil de