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SYMPTÔMES

la sévérité de cette piété. Les murs de la salle à manger sont garnis de tout le fonds d’un magasin de porcelaine ; de la vaisselle d’argent précieuse est exposée dans un vieux buffet rustique, et sur la table fleurissent des orchidées aristocratiques, tandis que d’orgueilleux surtouts d’argent brillent entre des plats et des cruches de faïence villageoise. La lumière répandue, le soir, dans ces pièces, par de hauts lampadaires, est à la fois amortie et teintée par des abat-jours rougeâtres, jaunes, verts, de forme excentrique, souvent bordés de dentelle noire ; les personnes éclairés de cette manière semblent tantôt baignées dans un brouillard bariolé transparent, tantôt enveloppées d’une clarté colorée, tandis que des pénombres savantes voilent mystérieusement les angles et les fonds, et que d’artificieux accords de couleurs fardent les meubles et les bibelots d’une originalité qu’ils n’ont pas à l’éclairage naturel ; quant aux personnes, elles se complaisent, de leur côté, dans des poses étudiées qui leur permettent de faire passer sur leurs visages des effets de lumière à la Rembrandt ou à la Schalcken. Tout, dans ces demeures, cherche à exciter et à troubler les nerfs. L’incohérence et l’opposition de tous les objets, la constante contradiction entre leur forme et leur usage, l’étrangeté de la plupart d’entre eux, tout vise à provoquer l’ahurissement. Il ne faut pas qu’on y ressente le calme que l’on éprouve devant un ensemble facile à embrasser du regard, l’aise qui berce votre esprit quand vous saisissez immédiatement tous les détails de ce qui vous entoure. Ceux qui entrent ici ne doivent pas s’assoupir, mais vibrer. Quand le maître du logis parcourt ces chambres, enveloppé dans un froc blanc de moine, à