Page:Octave Mirbeau - Dingo - Fasquelle 1913.djvu/93

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les gens… — oh ! rien que pour les obliger — il fait l’usure… Mais si peu !… Et toujours en ami !… Ces menues affaires-là, il les traite négligemment, comme « par-dessous la jambe », au milieu des bouteilles vidées en riant. Il est vrai que Jaulin est doué d’une incomparable, d’une prodigieuse faculté d’absorption. Huit litres de vin, dix petits verres, cinq absinthes, dites vitriolées, avalés coup sur coup, le laissent parfaitement calme, parfaitement conscient et lucide, jamais incommodé, alors que, depuis longtemps, les camarades ont roulé sous la table, ivres morts. Mais Jaulin n’abuse pas de cette supériorité. Il a vraiment de la modération. Personne ne peut dire que, dans aucune circonstance, il ait dépassé le 15 pour 100.

Un homme de belle taille, gras, fortement membré, l’air fin et rusé sous sa constante bonne humeur, très méfiant sans qu’il y paraisse à son visage, qui serait agréable, s’il n’était grêlé de petite vérole. Son sourire est doux et clair, sa voix aussi retentissante que son enclume, et son enclume retentit moins souvent que sa voix. Une chose étonne de lui. Avec les bourgeois, il semble timide, gêné, maladroit. Il bredouille, quand il leur parle ; il s’embarrasse, quand ils lui parlent. — Timide ? Lui ! Ah ! ne croyez pas ça. Il fait la bête… prétend Lucien Piscot, le seul ami que j’aie