Page:Octave Mirbeau - La 628-E8 - Fasquelle 1907.djvu/242

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d’une mare putride. Derrière les grilles des jardinets, les fleurs humiliées, fripées, penchent des airs moroses, et à travers les vitres qui ruissellent et se brouillent on voit, çà et là, remuer, comme dans une brume épaisse, de vagues formes d’êtres humains… On dirait des ombres, des fantômes du passé.

Heureusement, tout n’est pas du passé, tout n’est pas mort à Dordrecht, et c’est avec une joie « bien moderne » que j’ai vu vivre les machines et se tordre la vapeur sous la pluie. Une activité qui ne bavarde point, comme les commères du marché, mais besogne, anime étrangement les quartiers neufs et les quais. Sans en avoir l’air, Dordrecht commerce de tout, avec toute la terre. C’est, au carrefour de ses fleuves, une des plus importantes gares d’eau de l’Allemagne. Ce que les artères des canaux et des rivières ne charrient pas jusqu’à son port, elle le fabrique, le malaxe, le forge, l’ajuste elle-même : poissons fumés et salés, cacaos et tabacs, charbons de Belgique, d’Allemagne et d’Angleterre, outils qui seront maniés partout, machines à construire des machines, vaisseaux qui feront – combien de fois ? – le tour du monde. Et tout cela se prépare, se camionne, vogue, débarque et s’embarque, parmi les coups de sifflet et les coups de marteau, le vacarme des tôles, le grincement des poulies, et les hurlements qui n’en finissent pas des sirènes.

On dirait que toute cette eau, dans laquelle elle baigne, la ville vivante la dilate en vapeur, et, quand elle en a utilisé la force expansive et laborieuse, qu’elle la laisse retomber en pluie, sans s’arrêter de travailler, sur la ville morte.