Page:Octave Mirbeau - La 628-E8 - Fasquelle 1907.djvu/379

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Il se mit à rire et reprit :

— Ce qu’il y a de plus grave, voyez-vous, c’est que nous commençons à nous rendre parfaitement compte qu’avec son activité fiévreuse, trépidante, incohérente, il en arrivera bien vite à surmener l’Allemagne, en attendant qu’il l’accule à quelque gigantesque krach, dont nous aurons bien de la peine à nous relever…

— Vous êtes pessimiste…

— Je suis clairvoyant… et je trouve inutile de me fermer les yeux, comme exprès… Lorsque vous avez parcouru l’Allemagne, en visitant nos villes, nos campagnes, nos usines, je suis sûr que vous vous êtes dit : « Quel pays prospère, heureux, riche ! » Et vous nous avez enviés. Certes la façade est belle. Mais entrez dans la maison. Vous ne tarderez pas à y voir des lézardes, des fissures, des fléchissements. Elle craque en bien des endroits. Pourquoi ?… En dépit de toutes ses tares, l’Empereur est intelligent, mais ce n’est qu’un homme intelligent. Quand on assume cette tâche absurdement surhumaine de se faire le maître absolu des autres hommes, il faut plus que de l’intelligence, du génie ; plus que du génie, de la divinité. Or, nos philosophes nous ont depuis longtemps démontré qu’il n’y a plus de dieux. Je dois à Guillaume cette justice qu’il a compris, comme tout le monde, que l’industrie et le commerce sont, en quelque sorte, les organes de vie, le système vasculaire d’un peuple. Ce qu’il n’a pas compris, c’est, pour que ses organes fonctionnent bien, qu’il faut leur éviter les à-coups, les ébranlements nerveux, les émotions perpétuelles, et aussi les aliments trop forts. On meurt de ne pas avoir assez de sang ; on meurt, et plus brutalement, d’en avoir trop. La congestion est pire que l’anémie. Et l’Allemagne, en ce moment, est congestionnée… L’Empereur a affolé l’industrie allemande en