Page:Ohnet - L’Âme de Pierre, Ollendorff, 1890.djvu/122

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laissant errer ses yeux sur la foule bigarrée qui s’écoulait bruyante :

— Et je jouis de la vie, mon cher prince, dit-il avec ardeur, comme un homme qui s’est cru près de la perdre. Vous n’avez jamais été gravement malade, vous ne connaissez pas la langueur mélancolique qui s’empare peu à peu de l’esprit, à mesure que les forces du corps décroissent. Il semblerait qu’un crêpe voile la nature entière, tant on voit toutes choses sous un aspect sombre et désolé. Les moments heureux sont empoisonnés par la pensée qu’ils seront peut-être les derniers dont on pourra jouir, et plus ce qui vous entoure est beau, paisible, plus on est tenté de le maudire et de l’exécrer. J’ai passé par là, vous pouvez m’en croire : rien n’est plus atroce et plus douloureux. Aussi, maintenant, après être sorti de l’enfer, je suis dans le paradis. Tout me plaît, me séduit et m’enchante. J’ai appris à connaître le prix du bonheur et je sais en jouir. Le soleil me paraît plus doux, les fleurs plus parfumées, les femmes plus séduisantes… En moi, il y a tout un éveil d’admiration qui se fait, délicieux et puissant… J’ai failli mourir… Et c’est de là que date vraiment mon amour de la vie !

— À la bonne heure ! fit Patrizzi, c’est plaisir de vous entendre. Mais votre guérison est vraiment admirable. J’y songe… Que nous a-t-on raconté de merveilleux à ce sujet ? Ne vous a-t-on pas fait présent d’une âme toute neuve ? Davidoff prétendait que ce n’était plus vous qui viviez, mais votre ami Laurier. Et il ajoutait que vous aviez de la chance, car Pierre était de ceux dont on fête le centenaire !…

Le prince eut un éclat de rire qui fit pâlir Jacques, au front duquel une légère sueur perla :

— Je vous en prie, dit le jeune homme, ne parlez pas de cela. Vous me faites beaucoup de peine. Laurier était mon compagnon