Page:Ohnet - L’Âme de Pierre, Ollendorff, 1890.djvu/238

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— Non ! nos regrets n’étaient point partagés, dit Jacques à voix basse, car ma douleur à moi était hypocrite…. Je croyais vivre de la vie de Pierre, et je ne regrettais pas sa mort…. Oh ! c’est affreux, ce que je te révèle là, mais la vérité doit être dite. J’avais la certitude que tu mourrais de ta douleur, et je n’éprouvais qu’un sourd mécontentement de cette douleur, qui semblait un blâme de ma joie. Oui, j’ai été un pareil monstre, j’ai accepté la pensée que Pierre était mort et que tu mourrais aussi…. Mais qu’était-ce que toutes ces pertes, que tous ces deuils, au prix de mon existence assurée ? J’ai osé m’avouer cela à moi-même…. L’homme est vraiment une brute bien misérable et bien lâche !

Ses joues s’étaient colorées d’une flamme ardente. Il reprit d’une voix haletante :

— Ainsi, entre ta vie et la mienne, je n’hésitais pas, je sacrifiais la tienne. Et, au lieu de pleurer l’ami disparu, je me réjouissais de rester à sa place…. J’ai eu là, vois-tu, petite soeur, une période de démence…. Davidoff tenta, pour me guérir, une redoutable experience. Il voulut prouver le pouvoir du moral sur le physique, de l’esprit sur la bête. Il chercha à savoir si la confiance pouvait produire des résultats matériels. Sa démonstration, hélas ! s’appliquait à une créature faible, à une imagination impressionnable…. Elle n’eut que trop d’effet ! Comme les faiseurs de miracles, qui fanatisaient autrefois les foules, il me dit : «Tu es guéri, tu as en toi une existence nouvelle, vis donc.» Et j’avais tant besoin de croire que je crus. Mais, au prix de quelles aberrations mentales, de quelles déformations du mon caractère ! J’étais doux et bon, je devins égoïste et féroce…. Et, pour oublier, pour imposer silence à la protestation de ma pensée, je me jetai dans la débauche, je me livrai au vice…. Je devins si différent de moi-même qu’il me sembla