Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/177

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chien comme les compagnies et les escadrons ont les leurs. Personne ne le caressait ni ne faisait attention à lui. Dès mon arrivée, je m’en étais fait un ami en lui donnant un morceau de pain. Ce soir-là, ne m’ayant pas vu de tout le jour, moi qui le premier, depuis bien des années, avais eu l’idée de le caresser, il accourait en me cherchant partout, et bondit à ma rencontre avec un aboiement. Je ne sais trop ce que je sentis alors, mais je me mis à l’embrasser, je serrai sa tête contre moi : il posa ses pattes sur mes épaules et me lécha la figure. — « Voilà l’ami que la destinée m’envoie ! » pensai-je. Durant ces premières semaines si pénibles, chaque fois que je revenais des travaux, avant tout autre soin, je me hâtais de me rendre derrière les casernes avec Boulot qui gambadait de joie devant moi ; je lui empoignais la tête, je l’embrassais, et un sentiment très doux, en même temps que poignant et amer, m’étreignait le cœur ».

Dostoïevsky connut aussi l’hôpital du bagne. Malade, il fut mis, par hasard, dans la salle des condamnés ayant reçu ou devant recevoir les verges. « Pendant les premiers jours, je regardais ce qui se faisait autour de moi avec tant d’avidité que ces prisonniers fouettés ou qui allaient l’être me laissaient une impression terrible. J’étais ému, épouvanté. Je cherchais à connaître tous les degrés des condamnations et des exécutions, toutes leurs nuances, et à apprendre l’opinion des forçats eux-mêmes ; je cherchais à me représenter l’état psychologique des fustigés. Il était bien rare qu’un détenu fût de sang-froid avant le moment fatal, même s’il avait été battu à plusieurs reprises. Le condamné éprouve une peur atroce, mais une peur purement physique, une peur inconsciente qui étourdit son moral. » Quant à la douleur même de la fustigation, « cela brûle comme le feu, racontaient les camarades, il semble qu’on a le dos au-dessus d’une fournaise ardente ».