Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/179

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années, que je croyais être des bêtes sauvages et que je méprisais comme tels ; tout à coup, au moment le plus inattendu, leur âme s’épanchait involontairement à l’extérieur avec une telle richesse de sentiment et de cordialité, avec une compréhension si vive des souffrances d’autrui et des leurs, qu’il semblait que les écailles vous tombassent des yeux ; au premier instant, la stupéfaction était telle qu’on hésitait à croire ce qu’on avait vu et entendu ».

Dostoïevsky se lia avec un jeune forçat tartare, Aleï, il lui apprit à lire. Il avait avec lui une traduction russe du Nouveau Testament, le seul livre qui ne fût pas défendu à la maison de force. Au bout de trois mois, Aleï comprenait parfaitement le langage écrit, car il apportait à l’étude un feu, un entraînement extraordinaires. Un jour, ils lurent ensemble, en entier, le Sermon sur la montagne. Aleï lisait certains passages d’un ton particulièrement pénétré.

— Dis-moi ce qui te plaît le mieux, lui demanda Dostoïevsky.

— Le passage où il est dit : « Pardonnez, aimez ; aimez vos ennemis, n’offensez pas. » Ah ! comme il parle bien !

Le jour où Aleï lut libéré, il conduisit Dostoïevsky hors de la caserne, se jeta à son cou et sanglota.

— Tu as tant fait pour moi ! tant fait, disait-il, que ni mon père, ni ma mère n’ont été meilleurs à mon égard : tu as fait de moi un homme, Dieu te bénira, je ne t’oublierai jamais, jamais…

Les années s’écoulaient lentement, tristement… Dostoïevsky avait un ardent désir de ressusciter, de renaître dans une vie nouvelle qui lui donna la force de résister, d’attendre et d’espérer. Il comptait chaque jour… il lui en restait mille à passer à la maison de force… le lendemain, il était heureux de pouvoir se dire qu’il n’en avait plus que neuf cent quatre-vingt-dix-neuf et non mille. Isolé au milieu de la foule des forçats, il repassait sa vie intérieure,