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ÉLÉMENTS SCIENTIFIQUES

Pour se rendre compte de ce que contient la masse des livres, il y a lieu : 1o d’en faire une statistique classée ; 2o d’envisager les causes générales de la production ; 3o de suivre les grands courants de la pensée à travers les âges. Il nous faut une histoire des sciences, des connaissances, signalant toutes les innovations, toutes les idées dites révolutionnaires qui ont chacune été le point de départ d’une efflorescence d’œuvres nouvelles. Car une idée s’exprime par une pléiade d’hommes en un courant de livres ; ex. la Renaissance, la critique religieuse, les grands courants modernes. Chaque mouvement a créé un livre prototype : ce livre une fois créé, il s’est développé, réédité, continué d’édition en édition. Ex. les livres sacrés, les œuvres des grands philosophes, les dictionnaires de langue, les encyclopédies, les recueils d’inscriptions, etc.

Qu’y a-t-il dans la masse des livres ? Quel spectacle aurions-nous si, par un miracle bibliographique, il nous était donné tout à coup de pouvoir les lire en même temps dans toutes leurs parties, sur toutes leurs pages ? La première chose qui frapperait serait la répétition ; puis le dépassement de beaucoup d’assertions désormais sans valeur ; puis encore la futilité et la petitesse extrêmes de quantités de questions traitées ; enfin la manière inadéquate et inefficiente dont la plupart des exposés sont présentés. Mais bientôt frapperait la grandeur de l’œuvre accomplie, la liaison et l’enchaînement qu’offre la matière traitée par toute la succession des livres.

3. La Pensée bibliologique universelle. — La matière des livres, au sens large, est dite la matière littéraire. En fait, c’est tout ce qui est constaté et pensé, senti et éprouvé, voulu et proposé. La division de la matière en scientifique, littéraire, pratique ou d’action sociale est relativement récente. Il y a eu au début confusion et mélange, puis lente différentiation. Cette matière n’a d’autre limite que la Pensée humaine, laquelle elle-même n’a en principe d’autres limites que la Réalité universelle.

Il n’y a en réalité qu’une seule Pensée. Cette pensée circule à travers la société humaine (toutes les générations, tous les pays) par un échange perpétuel. Elle prend partiellement et momentanément sa fixation dans les Livres. L’analogie ici est réelle avec les forces physiques qui se ramènent en réalité à une seule, laquelle circule par un échange perpétuel dans la nature morte aussi bien que dans la nature animée et s’incorpore dans les divers corps.

La portion de la Pensée humaine incorporée dans les livres constitue la matière bibliologique en général. Celle-ci a pour caractéristique additionnée d’être : 1o pensée ; 2o exprimée ; 3o écrite ; 4o en correspondance plus ou moins adéquatement avec la Réalité extérieure.[1]

C’est toute une longue évolution qui a conduit au point actuel. Comment on est arrivé à faire de toute la matière de la pensée une matière bibliologique, à réaliser la concentration des connaissances en sciences bien systématisées à prendre conscience des problèmes et à les poser clairement, à créer des méthodes pour les résoudre. Cette évolution passe de l’homogène à l’hétérogène (expression de Spencer) de ce qui est un, semblable, confus au début, à ce qui se diversifie, se ramifie, se spécialise progressivement.

4. L’Érudition. — a) Avoir de la littérature se dit de celui qui a lu beaucoup de livres, les meilleurs surtout, et a conservé dans sa mémoire les impressions que cette lecture a produites sur l’esprit. b) L’érudition suppose en plus avoir lu les commentaires qu’on a fait des livres, avoir comparé les diverses éditions, connaître le temps où vivaient les auteurs, les sources où ils ont puisé, etc. Le terme érudition (Gelehrte Bildung, Gelehrsamkeit) a été borné par l’usage au savoir littéraire dans tous les genres. Il comprend, outre l’histoire littéraire et la connaissance des langues et des livres, l’histoire des peuples, tant anciens que modernes, l’archéologie, la numismatique, la chronologie, la géographie, la partie historique de toutes les sciences, c) Le savoir et la science indiquent plutôt la connaissance des choses que celles des livres ; mais savoir est absolu généralement dans sa signification ; science est plus précis et suppose une étude plus approfondie.

5. Le Développement de l’Érudition. — Les développements successifs de l’Érudition présentent un très grand intérêt. « Tous les travaux isolés entrepris pendant des siècles par des érudits qui n’en prévoyaient pas la destination finale, viennent se réunir comme des ruisseaux se jettent dans un fleuve et concourir à un but commun digne des plus grands efforts. »[2]

Ils indiquent par quelle suite d’efforts elle est parvenue à acquérir tant d’importance.

a) Aristote fut un observateur et un penseur, il laissa une œuvre de vaste érudition et la mit au service de la science. Ses disciples, à part Théophraste, négligèrent la science, se perdirent dans les détails ou se bornèrent au rôle de commentateur.

b) Chez les Romains on trouve aussi beaucoup de commentateurs et de scoliastes, avec trois érudits remarquables : Varron (Antiquités humaines et divines), Pline l’ancien (Histoire naturelle) et Aulu Gelle (Nuits antiques). Varron composa environ 80 ouvrages formant ensemble plus de 580 livres. Aulu Gelle donne le premier modèle de l’érudition littéraire, de la science des textes, des rapprochements ingénieux.

c) Après la destruction de l’Empire romain, les lettres se retirèrent en Orient. L’esprit créateur manqua. Ce fut

  1. Le magnifique discours de Hofmannsthal, testament de ce grand poète, sur l’Écrit, domaine spirituel de la Nation.
  2. Voir des vues détaillées sur ce développement dans les grands dictionnaires généraux et spéciaux.