Page:Otlet - Traité de documentation, 1934.djvu/334

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
258
327
INFLUENCE DU LIVRE

La parole parlée, dit Zaccharie dans sa Storia polemica della prohibizione dei libri, est la flèche volante qui blesse au passage ; la parole écrite est le dard qui s’enfonce au plus intime de l’âme. Ce qui est écrit peut se lire bien des fois et comme le fruit défendu du paradis terrestre, tente continuellement la vue.

Si nous sommes tous portés à imiter ce que nous voyons, chez les femmes la faculté d’imitation, remarque le Dr Roussel (système physique et moral de la femme), prend un caractère absolument morbide. Il y en a qui ne peuvent voir un accès spasmodique sans en éprouver elles-mêmes de pareil. Il y a des poisons pour l’âme comme il y en a pour le corps. Les fausses maximes produisent une mort aussi dure que les puissances vénéneuses, et le nombre des poisons intellectuels est aussi grand que celui des poisons physiques. (Proal : La criminalité politique.)

Il importe beaucoup de savoir quels livres circulent dans les mains des hommes, dit Mélanchton

« Joie, douleur, amour, vengeance, sanglots et rires, passions et crimes, tout est copié… Voilà le livre. L’encre surnage dans cet océan de sang et de larmes… Une pensée traduite du chinois ou du grec, prise dans Seneque ou Saint Grégoire, a préparé un avenir, pesé sur un caractère, a décidé d’un destin… Unissez à l’autorité de la poésie l’intérêt du roman ; la trace imprimée est ineffaçable comme la tache de sang sur la main de Macbeth… Et cela sans qu’on note, sans qu’on comprenne que le cœur bat grâce à l’œuvre d’un autre. Très rares sont ceux qui portent la marque du livre dans la tête ou dans la poitrine, sur le front ou sur les lèvres. Pauvre cœur qui avance ou retarde et se règle sur les lettres comme la montre se règle sur le cadran solaire. Le livre s’empare de vous, il vous suit des genoux de votre mère au banc de l’école, de l’école au collège, du collège à la caserne, au palais, sur la place et jusque sur le lit de mort, où suivant le volume feuilleté pendant la vie, voue aurez une heure dernière soulagée ou chrétienne, lâche ou vaillante. » (Jules Vallès, Les Réfractaires.)

258.2 Amour du livre. Bibliographie. Bibliomanie.

a) L’amour du livre donne lieu à la formation des « Amateurs de Livres », au Mécénat et aux Hauts Protecteurs, qui favorisent la production des beaux livres, à un ensemble de principes et même d’organisation qu’on a appelé la Bibliophilie. Celle-ci a fait naître un grand nombre d’ouvrages qui en ont traité et dont certains sont déjà fort anciens.[1]

b) La bibliophilie rationnelle doit reposer sur le concept des plus belles éditions appréciées, d’après les critères de la beauté du livre (esthétique du livre), quant à l’exécution typographique, la correction du texte, la beauté et la fraîcheur de la reliure.

La perfection du livre serait dans les livres les plus vrais quant aux idées, les plus parfaits quant à leur établissement matériel, les plus beaux quant à leurs aspects extérieurs.

c) La Bibliophilie a un grand rôle. Elle répand l’amour et le goût du livre. Son objet est souvent général, mais l’art ordinairement le purifie. Et puis, il faut admettre la logique de certains sentiments nécessaires pour l’imposer, nécessaire donc pour que dans les grandes choses, à son tour il s’affirme. Les bibliophiles ont sauvé de l’oubli maintes œuvres et grâce à eux, les collections ont été préparées et complétées.

d) La bibliographie soulève plusieurs questions. Fluctuation dans les mouvements bibliophiliques. Un engoument pour le beau livre s’est développé ces dernières années, et surtout après la guerre par suite d’une inflation générale où la spéculation prédominait. Doctrines esthétiques, simples curiosités ou bizarreries qui ont présidé à la ruée des activités vers la bibliophilie, forme soudain remuante de production. Procédés divers d’illustration, choix des papiers, reliure, etc. (Questions générales examinées ailleurs). Catégories diverses d’amateurs de livres, observation de cas spéciaux, amour sincère ou hypocrite. Société et groupes de bibliophiles.[2]

e) Le respect du livre, le goût du papier imprimé est parfois inné. Mais il s’acquiert. Rien mieux que l’histoire du livre ne peut le développer. Dans la VIe semaine de Missiologie (Louvain), des missionnaires ont dit : Les Indiens du Punjah témoignent du plus profond respect à l’égard des livres sacrés. Si une doctrine est extraite de leurs pages, on ne la discute pas. Les Sikhs déposent leurs livres saints sur une litière couverte d’étoffes précieuses et ne permettent pas qu’on s’en approche sans avoir auparavant enlevé ses chaussures. Si les distributions de Bibles — par millions — organisées par les protestants, ont des avantages, celui de faire connaître la personne et l’enseignement du Sauveur, elles ont aussi ce désavantage de discréditer dans une certaine mesure les Livres Saints des chrétiens. Un livre qui se distribue aussi libéralement, que l’on charge en vrac dans une auto, ne peut être aux yeux de l’Indien illettré, un livre fort précieux.

f) Les beaux livres, à côté de leur valeur intellectuelle, ont une valeur marchande. Celle-ci s’estime à trois degrés : valeur de l’œuvre ; valeur de l’édition ; valeur de l’exem-

  1. Richard de Bury : Philobiblon. — Jackson, H : The anatomy of bibliomanie, N. Y. 1932, 869 p. — Philobiblon, Zeitschrift für Bücherliebhaberei, Leipzig. Harrasowitz. — Het Book. — Zeitschrift für Bücherfreude. — Library, Bibliofilia. — Nordisk Tidschrift för Bok och Bibliothekvasen.
  2. Clément-Janin & Kieffer, René. — Essai sur la bibliophilie contemporaine (de 1900 à 1928). Illustrations et planches nombreuses qui donnent l’impression en raccourci d’une merveilleuse bibliothèque de livres d’art.