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CONSERVATION. ALTÉRATION

les causes de dislocation, de déchirure, il y a la poussière et la saleté qui s’étendent. En principe, on veut un livre durable, mais les conditions économiques conduisent souvent à un livre éphémère. 2° L’élément linguistique : la langue du livre lui assure une durée efficiente en rapport avec l’existence de la langue employée à l’état vivant dans la communauté des lecteurs. 3° L’élément intellectuel : il vieillit, il est périmé, le succès des premiers jours s’écarte de lui.

c) Malgré ces conditions relatives, le livre cependant aide à la pérénité des choses. Tout change, tout finit, tout meurt et toutes les entreprises humaines sont relatives. Les ruines des civilisations et des villes, une Palmyre, par ex., dont Rome envia la richesse et Athènes la beauté, et qui fut réduite à rien. Mais le livre encore est là pour perpétuer son nom et raconter ses splendeurs ; il est plus indestructible que les monuments et la pierre.

d) Le respect du livre et du document se justifie pour des raisons de morale humaine, sociale. Pour des raisons de morale divine aussi : le devoir d’honorer en toutes circonstances le créateur dans la créature, étendu aux œuvres de celle-ci.

Pour un Chinois, détruire un papier écrit, c’est un péché. Tuer un livre, a dit Milton, c’est commettre un attentat plus grave que le meurtre d’un homme.

Les livres sont des personnes morales et intellectuelles. On n’a pas le droit de les détruire dans une société civilisée, alors qu’on n’y exécute plus la peine de mort sur des personnes physiques.

e) La destruction et la perte des livres prend quatre formes suivant qu’elle porte sur : a) un exemplaire ; b) l’œuvre entière ; c) de grands ensembles de livres, comme par exemple des bibliothèques ; d) les monuments littéraires de tout un peuple, de toute une civilisation.

259.22 Durée des livres.

a) L’économie des denrées périssables donne lieu à une production sans cesse renouvelée (ainsi les denrées nécessaires à l’alimentation). Les livres et les documents ont largement un caractère périssable. Ils contiennent des données, faits, chiffres, opinions, que le cours du temps modifie. Les livres ainsi ont constamment à se renouveler.

b) Faut-il prévoir et mettre en œuvre des modes volontaires d’élimination ? D’abord il faut répondre à cette question : Tout livre, tout imprimé, tout document doit-il être conservé ? Oui, disent les totalistes, car : nullus est liber lam malus quin in aliquid prodest.

Éliminer ? La génération actuelle ne saurait choisir. L’autre ne l’osera plus. Mais que faire devant l’accumulation des livres où tout se crée incessamment et où presque rien ne meurt. Des historiens affirment que déjà aujourd’hui, pour le seul régime de Napoléon, aucune vie ne serait assez longue pour en parcourir seulement les sources. Mais, d’autre part, qu’en serait-il de nous si, depuis la fondation de l’Empire romain, il y a 2000 ans, toute l’Administration, toute l’Histoire et toute la Science des anciens avaient été écrites, enregistrées, voire publiées ? Que ferions-nous de toutes ces masses de papier ? À les lire et à les consulter, nous perdrions le temps de vivre notre vie.

Donc si le document est le moyen de se souvenir, la question revient en partie à se demander s’il est désirable que l’Homme conserve le souvenir de tout. La réponse exige réflexion. Voici, par exemple, le Christianisme, voilà Jésus-Christ ; contrairement aux fondateurs de religions, il n’a pas écrit lui-même. Cependant, aux dires des Évangiles et de l’Église, il a passé sa vie à instruire ses apôtres en leur disant d’aller de par le monde redire son enseignement. Il n’a nullement désiré que les Évangiles soient le récit de sa vie, limitée au nombre de quatre : il y eut d’autres récits écrits qui disparurent. Mais combien précieux ces écrits. Que ne seraient aujourd’hui pour les Chrétiens la découverte de l’un d’eux. Cet exemple mémorable éclaire le rôle du document. Qui jugera de la destruction nécessaire ? Pour juger ne faut-il pas commencer par tout recueillir ?

c) L’élément intellectuel aura la durée propre soit à l’idée exacte et vraie, soit à une forme adéquate et harmonieuse, soit à l’une alliée à l’autre. Il y a des ouvrages périmés, il en est devenus inutilisables. Ainsi, il y a des travaux résultant de longues années d’études et qui font justement oublier tous les travaux antérieurs. Il s’établit un « struggle for life », une lutte pour le meilleur livre.

C’est à tort que nous attribuons généralement à la littérature d’aujourd’hui des qualités de durée et de longévité qu’elle ne peut posséder dans son ensemble. Tout grand homme doit mourir deux fois, dit Paul Valery : la seconde quand son influence cesse de s’exercer, quand son empire intellectuel et moral s’écroule.

Il n’y a pas d’œuvre éternelle. « Une œuvre qui dure est une œuvre qui gêne l’apparition d’œuvres nouvelles. L’œuvre passée n’a plus qu’une valeur historique, elle ne peut servir qu’à permettre au chercheur de saisir par quelles phases la spontanéité humaine a passé ; mais elle n’a aucune valeur comme œuvre d’art, parce que l’œuvre d’art est un monument de la grande vie humaine, l’humanité en jouit pleinement un instant, puis il passe à jamais et doit pour elle n’être plus rien. Autrement ce serait matérialiser l’œuvre d’art, en faire une chose à laquelle on s’attache, un souvenir obsédant de la chair.[1]

d) Ouvrages perdus et retrouvés. — Des quantités d’œuvres de toutes les civilisations sont perdues. Nous ne possédons plus qu’une partie de l’antiquité grecque.

  1. André Delenge. — L’Esprit. 1932, p. 155.