Page:Otlet - Traité de documentation, 1934.djvu/337

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
330
259
LE LIVRE ET LE DOCUMENT

dont les trésors étaient immenses. Ainsi de tant de poètes rivaux dans le génie tragique, il n’en est que trois dont les œuvres sont arrivées jusqu’à nous : Eschyle, Sophocle et Eurypide. Encore de ces trois auteurs ne possédons-nous qu’une faible partie de leur œuvre. Les découvertes dans les bibliothèques sont des « redécouvertes ». Ainsi, on a retrouvé en 1891 la Constitution d’Athènes, par Aristote, alors que l’on croyait cet ouvrage à jamais perdu. Par quel miracle furent retrouvés les ouvrages d’Aristote, au fond d’une cave, où les racheta pour très peu de chose, le bibliophile Apellicon ? Un autre ami des livres, qui s’inquiétait peu de les payer, Scylla, surnommé l’heureux, parce qu’il épargna la ville d Athènes, s’empara de la bibliothèque du bonhomme Apellicon et la porta dans Rome en grand triomphe.

e) Il y a des ouvrages morts-nés, ceux qui ayant été annoncée n’ont jamais parus, alors que déjà au moins leur manuscrit a été élaboré. Il y a des ouvrages dits à suites qui, après quelques livraisons, n’ont pas été achevés. Il y a eu la disparition aussi de bien des livres qui ne virent jamais le jour et dont les manuscrits sont restés introuvables. Mais le contenu de ces livres peut avoir été connu de savants en rapports avec leurs auteurs et ainsi avoir exercé une influence malgré tout, bien que par des intermédiaires.

f) Il y a peut-être des lois générales qui président à la destruction des livres comme à leur production. Les maisons et les mobiliers ont été remplacés par d’autres au cours des siècles. Les bibliothèques ont été remplacées par d’autres bibliothèques. Que de fois l’Humanité a renouvelé ses sciences et ses arts, ses laboratoires et ses musées : renouvellement, amortissement, destruction.

g) La mesure de la raréfaction des livres peut être donnée par le Gesamt Katalog des bibliothèques prussiennes. On a constaté que les bibliothèques autres que la Bibliothèque Royale de Berlin possèdent 40 % de livres que celle-ci ne possède pas. Donc les grandes bibliothèques ne sont même pas des organismes suffisants pour la sauvegarde des livres.

259.23 Historique.

De tous temps, les livres ont été assimilés à leur contenu, aux systèmes religieux, philosophiques, sociaux, politiques dont ils étaient les expressions. C’est une des raisons de leur destruction. Les livres des chrétiens furent détruits par les païens, quand ils refusèrent de reconnaître la religion de l’État et de sacrifier aux grands dieux de l’Empire, ensuite les livres des païens par les chrétiens. Dès 380 à 1380, les fauteurs du texte révisé de la Bible en ont détruit bien des exemplaires, alors qu’ils s’efforçaient d’en établir un texte unique sur la terre. Plus d’une fois les païens avaient fait tous leurs efforts pour anéantir les livres des chrétiens et des juifs. Dans la persécution excitée contre les juifs par Antiochus, les livres de leur foi furent recherchés, déchirés et brûlés, et ceux qui refusèrent de les livrer furent mis à mort, comme on le voit dans le premier livre des Macchabées. En 303 Diocletien fit publier à Nicodémie un édit par lequel il ordonnait que tous les livres des chrétiens fussent brûlés, leurs églises détruites et qu’on les privât de tous leurs droits civils et de tous emplois. Plusieurs chrétiens, parmi lesquels se trouvèrent des évêques et des prêtres, succombèrent à la cruauté des tourments et livrèrent leurs livres à Diocletien. Celui-ci fit aussi brûler en 290 les vieux livres d’alchimie sur l’or et l’argent, afin que les Égyptiens ne pussent s’enrichir par cet art et en tirer une source de richesses pour les révoltes contre les Romains.[1]

Les livres religieux hérétiques ont été brûlés par Constantin et les autres empereurs romains. La coutume fut continuée durant le moyen âge par les autorités ecclésiastiques et les chefs civils. Savonarole brûla les livres de ses adversaires. L’invention de l’imprimerie accrut le danger des livres aux yeux des autorités civiles et ecclésiastiques. Les imprimeries se virent entourées de restrictions. Les presses et les livres furent confisqués, les livres brûlés. Imprimeurs et auteurs furent emprisonnés et parfois exécutés. Des listes de livres censurés furent publiées à Paris (1544), Louvain (1546) et Venise (1549). Le premier index romain des livres prohibés parut en 1559. La censure ecclésiastique se fit sévère après le Concile de Trente. De leur côté, les réformateurs répondirent par des mesures drastiques contre les ouvrages catholiques. En Angleterre, on tortura Worde qui avait vendu des livres hérétiques, et les cendres de Wyclif furent jetées au vent. Le vandalisme a semé aux quatre coins du monde les enluminures des traités arabes que l’on retrouve dans des expositions d’art oriental, tandis que les textes qui les accompagnaient sont irrémédiablement perdus. En Amérique, le gouverneur royaliste de la Virginie, Berkeley, remerciait Dieu de ce qu’il n’y avait pas d’imprimerie dans sa province.

259.24 Formes de la destruction.

a) Les causes de la destruction de livres sont nombreuses : 1° l’usure naturelle : 2° la destruction par accident ou par hasard ; 3° la perte par ignorance : 4° la destruction volontaire par les auteurs ou les propriétaires ; 5° la destruction par faits de guerre ou de révolution ; 6° les incendies ; 7° les autodafés ; 8° les faux et les altérations ; 9° le vol.

b) Il y a destruction par effacement : ineffaçable se dit de l’écriture, des traits, des caractères, en un mot d’un signe formé ; indélébile se dit plutôt de la matière du

  1. Berthelot. — Collection des anciens alchimistes. Introduction, p. 4.