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LES LOIS PROPRES AUX LIVRES

manière de la vapeur, l’électricité, la poudre, sous un faible volume matériel, après déflagration et déclenchement, produit dans le cerveau une expansion de force considérable. Le mécanisme du livre réalise le moyen de former les réserves de forces intellectuelles : c’est un accumulateur. Extériorisation du cerveau lui-même, il se développe au détriment du cerveau, comme l’outillage se développe au détriment du corps. Dans son développement l’homme, au lieu d’acquérir de nouveaux sens, de nouveaux organes (par ex. trois yeux, six oreilles, quatre nez), a développé son cerveau par l’abstraction, celle-ci par le signe et le signe par le livre.[1]

L’histoire de l’humanité montre sa marche progressive pour matérialiser et objectiver les idées. Les étapes sont celles-ci : 1. intelligence qui conçoit ; 2. langage ; 3. écriture ; 4. livre ; 5. modèle ; 6. transformation technique par laquelle les choses deviennent ménagées et déterminées selon une fin humaine, elles aussi deviennent des expressions de l’abstrait.

Le livre-signe a ceci de spécifique qu’il est le moyen d’enregistrement intégral de la pensée en vue de sa transmission ; au delà il est une notation ou inscription intégrale de la réalité.

Et comme instrument intellectuel le livre sert non seulement à énoncer des théories, mais à les construire ; non seulement à traduire la pensée, mais à la former. Et il voit s’ouvrir maintenant devant lui toute la brillante destinée de la transcription mécanique.

3. Le Livre, œuvre intellectuelle. — Il est trois points de vue différents sous lesquels peut être appréciée l’œuvre intellectuelle. 1° L’artiste peut voir dans le livre la diversité des œuvres, « la source et la fin, pour ainsi dire divine, des choses : l’alpha et l’omega de l’univers ». 2°· Le savant peut être surtout préoccupé de construction intellectuelle cohérente et logique, d’élaboration des principes et des méthodes. 3° Le sociologue peut s’intéresser surtout à la manière dont les œuvres contribuent à constituer l’équilibre mental de la société, à assurer à tous les esprits une même hiérarchie des connaissances, un enchaînement de problèmes systématisés auxquels il aura été répondu par un certain nombre de livres capitaux. Deux fois dans le passé l’humanité a connu semblable équilibre mental : avec le polythéisme homérique, dans la Grèce antique ; avec le système catholique dans la Chrétienneté du moyen âge. De nos jours la production des livres tend peut-être à reconstituer sous des formes nouvelles le bel équilibre que tant de facteurs étudiés conduisent à qualifier de toujours temporaire.[2]

4. Le Livre, instrument d’illusion. — L’homme vit largement d’illusion : elle joue un trop grand rôle dans les mobiles de ses actions pour qu’il lui soit possible d’exister sans elle. « Une humanité à laquelle on enlèverait toutes ses croyances, dont on briserait tout idéal et qui verrait nettement la réalité des choses serait bientôt condamnée à périr. » (Gustave Lebon.) Le Livre, celui de la littérature, est largement un instrument générateur d’illusions. Le Livre ainsi répond à un besoin profond de l’être humain.

5. Le Livre, instrument d’unité, de liberté, d’égalité sociales. — L’homme peut être ramené à trois éléments : pensée, sentiment, action. Ces trois éléments coexistent et fonctionnent simultanément. Par suite, la vie psychique — le moi intérieur ou mental de chaque individu — est essentiellement représentation ou tendance. D’autre part, diverses entités humaines semblables coexistent : elles ont des rapports entr’elles, soit à l’occasion des choses utiles qui sont en nombre limité, soit à l’occasion des personnes susceptibles également d’utilité, et en nombre réduit. La société est fondée sur le mutualisme ou le parasitisme, mais, dans les deux cas, avec au centre des buts, des organes et des moyens mis a leur disposition. C’est dans ce situs et ce processus que prend place le Livre-Document. C’est essentiellement une machine à produire des paroles et des images, et par conséquent une machine à reproduire la réalité. Son rôle se précise lorsqu’on l’intègre dans le cycle des opérations sociales qui se développe de la manière suivante :

D’abord apparaissent les choses seules (la Réalité). Puis, à leur égard, et pour obtenir ce qu’ils se proposent, les hommes y ajoutent l’extériorisation d’eux-mêmes et de leur intention, d’une part l’indication ou geste et la démonstration par l’exemple, d’autre part les exposée et les injonctions exprimées par la parole. Ensuite intervient le document, écrit et image qui dédouble les choses et dédouble les intentions des hommes à leur égard. Finalement des objets matériels se créent et des institutions sont établies, qui, les unes et les autres vont agir comme de nouvelles causes. Or, voici que notre temps donne au social un rang et une place qu’il n’a jamais connu dans les états de civilisation intérieures. Notre temps est celui de la guerre, de la révolution, de la crise, trois grands maux qui atteignent chaque individu et sur lesquels, isolément celui-ci ne peut rien. Et la guerre a réalisé une concentration de forces extraordinaires à base

  1. Signe et figure. — Le signe (mot abstrait, ou symbole abstrait) a sur la figure (représentation concrète) trois avantages marqués : 1° Le signe est plus compréhensif. Ainsi le mot triangle, (ou son signe quand il existera par convention) représentera toutes les espèces de triangles, tandis que la figure ne peut représenter qu’un triangle d’une espèce déterminée, équilatéral, isocèle ou scalène. 2° Le signe est plus flexible. Ainsi les mots couleur ou grandeur permettent de séparer ces qualités de tous objets. 3° Le signe est plus précis. Ainsi placer trois cent douze figures l’une à côté de l’autre est plus confus que d’écrire leurs chiffres abstraits le nombre 312.
  2. G. Tarde. — Psychologie économique, p. 95.