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LES LOIS UNIVERSELLES

de plan unique et d’unité, tandis qu’en ce moment s’affirme une volonté de plan et de subordination de l’individu à la société.

C’est dans semblable milieu que se trouvent placés maintenant le Livre et le Document. De fait, et de par leur seule existence, ils aident ou ils entravent, ne pouvant être choses socialement indifférentes. D’intention et de finalité organisées, ils peuvent être utilisés dans un sens ou dans un autre :

A) Ou bien être les instruments d’un plan obligatoire, avec tout ce que cela implique, soit de création et de diffusion de documents favorables, soit d’élimination de documentation considérée comme contraire au but (jeu des influences, des censures, des destructions).

B) Ou bien être les instruments de la liberté intellectuelle aidant à dégager les individus de toute soumission mentale et de tout type de vie imposé.

Le Livre-Document est donc au cœur même de la bataille sociale ; il est un auxiliaire de première importance pour la gagner ou la perdre, la faire gagner ou la faire perdre.

Mais ne pourrait-il être davantage encore et faire que par lui le problème social lui-même soit posé en d’autres termes, évitant l’antinomie désespérante ou d’un plan producteur d’ordre, de sécurité, de grands avantages matériels, mais sacrifiant la liberté intellectuelle, ou de cette liberté mais en privant les individus de grands résultats à attendre du plan ?

Il est permis de voir la conciliation et la synthèse dans une mise en œuvre plus profonde des caractères propres aux deux éléments qui sont en présence, la Personne humaine et le Livre-Document. En effet : Tandis que les biens matériels sont en nombres limités, les biens intellectuels sont illimités. Or, ces biens, le Livre-Document permettant de leur donner existence corporelle, forme d’accessibilité et multiplication à l’infini. Il aide ainsi à modifier les conditions de l’existence individuelle et celle du lien social entre les individus. Quant à la personne humaine, la nature même de l’esprit, pourvu qu’il ait reçu son plein développement, l’incline vers le Vrai, le Beau et le Bien. Telle inclination est naturelle : elle s’opère irrésistiblement de par la seule force psychique et intérieure, sans intervention aucune de la force matérielle extérieure. L’unité de plan et de conduite nécessaires aux grandes œuvres communes peut donc être attendue du seul jeu de la Science (le Vrai), de l’Art (le Beau), de la Moralité (le Bien). Et tous trois ont leur puissant auxiliaire dans le Livre.

6. Le Livre instrument de bonheur. — Ce point ultime des considérations est particulièrement prenant à une heure de l’Histoire humaine où les maux soufferts, et plus encore l’angoisse des maux possibles, contraignent à une interrogation sur les fondements de la vie, sur ses fins, sur la valeur du processus individuel et social où les hommes sont engagés.

Or, ici se rencontrent sur un même terrain les hautes sciences, les hautes philosophies, les hautes croyances, comme conclusions pratiques au moins, sinon comme méthodes, faits et démonstrations.

En effet, si l’homme est un ange déchu, il doit regagner son état pristine par un effort de perfectionnement et s’appliquer les promesses du salut. Et si l’homme au contraire, est un prolongement de la lignée naturelle des êtres, c’est vers un degré de progrès supérieur qu’il doit tendre en trouvant dans son ascension passée l’assurance de ses possibilités futures. Perfectionnement, dans les deux cas est le catégorique impératif.

Dans le second cas, c’est une évolution en deux temps. D’abord l’Humanité par de longs détours, par des luttes sans fin d’un état où elle n’avait ni la connaissance, ni la volonté, arrive à ses formes d’organisation actuelle.

Au cours des centaines de mille années de cette période, l’espèce humaine sut trouver, pour perdurer, un processus, l’intelligence et la conscience, la technique et la discipline sociale. Mais si par là l’espèce a été sauvée sa vie assurée, ce fut au prix du bonheur de l’individu. Arrive maintenant une ère nouvelle où la culture, si péniblement acquise, va pieusement devoir servir à l’amélioration du bien-être individuel.

Mais dans les deux cas, bonheur éventuel au delà, bonheur éventuel en deçà, de toutes manières il y a, pour y arriver, lutte méthodique et consciente. Dans les deux cas il y a confiance, il y a aussi satisfaction organique et psychique dans le fait de l’effort lui-même en voie de s’accomplir, indépendamment de la valeur du but auquel s’attache l’effort.

Telles étant les données de la destinée humaine, la grandeur du Livre apparaît dans l’une et l’autre des alternatives ; il contribue à résoudre le problème du bonheur pour chacun, soit qu’il apporte plus de moyens pour mener la lutte, — soit qu’il distribue la consolation, — soit qu’il permette à l’homme, quand il a une fois payé son tribut aux tâches sociales et acquis son droit aux loisirs sans autres compensations, de s’évader de la société, de la planète, de lui même, à travers les chemins innombrables de la Fiction et de la Fantaisie.[1]

  1. Le tableau du bonheur a été décrit au cours de l’Humanité : Hésiode dans Les Travaux et les Jours ; Fiduzi, dans le Livre des Rois. Platon parlait du royaume bienheureux de Kronos (Politique 169, Les Lois, liv. IV. où il est question de la cité future ; Aristote parlait de la vie parfaite ou de la félicité (eudaimonia) : (Ethique, liv. I, ch. IV, Rhétorique, liv. I et V). St-Augustin attesta le progrès (De Civitate Dei XXII, 24).