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les métamorphoses

Ce n’était pas trop pour un homme toujours si fier en paroles. Quoi ! et lui aussi il fuit ! Oui, Ajax, je t’ai vu, et j’en rougis pour toi, je t’ai vu tourner le dos et déployer aux vents tes voiles déshonorées. « Que faites-vous, mes amis ? criai-je aux soldats ; quelle folie est la vôtre ? Troie va tomber, et vous voulez partir ? Ne rapporterez-vous d’une guerre de dix ans que la honte ? » La douleur me rendait éloquent, et ma voix eut la puissance de ramener les fugitifs. Agamemnon convoqua les chefs frappés de stupeur ; Ajax lui-même n’osait ouvrir la bouche ; Thersite l’avait osé, et mon bras avait châtié son insolence. Je parlai, je rendis aux Grecs la haine du nom troyen, et leur première valeur ; et si depuis, Ajax, tu as pu montrer parfois quelque courage, l’honneur m’en revient de droit, car tu fuyais, et je t’ai contraint de rester. Enfin, quel est, parmi les Grecs, ton partisan, ton compagnon d’armes ? Moi du moins, Diomède m’estime ; il m’associe à ses dangers, il ose tout avec Ulysse pour compagnon. C’est quelque chose d’avoir été choisi par Diomède, seul parmi des milliers de Grecs : le sort ne m’avait pas désigné pour le suivre ; je n’en bravais pas moins les pièges de la nuit et le fétide l’ennemi. Le Phrygien Dolon, qui osait, du côte des Troyens, tenter la même entreprise, périt de ma main, après avoir parlé, et trahi tous les projets des siens. Je n’avais plus rien à savoir, ma mission était remplie, et la récompense promise bien gagnée. C’était trop peu pour moi : je pénétrai sous les tentes de Rhésus, je l’égorgeai dans son camp, lui et une foule de ses soldats, et je revins, porté comme un triomphateur, sur le char dont j’avais voulu m’emparer. Et vous me refuseriez les armes de celui dont un Troyen avait demandé les chevaux pour prix de son expédition nocturne(5) ? Et Ajax serait jugé plus digne de les posséder ? Rappellerai-je les Lyciens de Sarpédon, moissonnés par mon épée ? Céranon, fils d’Hippasus, Alastor, Chromion, Alcandre, Halius, Noémon, Prytanis, et Chersidamas, et Thoon, et Charope tombés sous mes coups ? Ennomon poussé à ma rencontre par la main de fer du destin, et tous ceux, moins connus, que mon bras a immolés sous les murs de Troie ? J’ai aussi mes blessures, et la place en est glorieuse. Sans vous fier à de vaines paroles, voyez ! (et il découvrait sa poitrine) là est un cœur éprouvé par un long dévouement à la Grèce. Mais Ajax, pendant dix ans de guerre, n’a pas versé pour vous une goutte de sang : son corps est sans blessure. Pourquoi vient-il se vanter d’avoir combattu pour le salut de nos vaisseaux ? Il a combattu, j’en conviens ; ce n’est pas à moi de nier par jalousie les services des autres : mais