Page:Pêcheurs de Terre-Neuve, récit d'un ancien pêcheur, 1896.djvu/67

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Que de fois donc — quand j’avais enfin réussi à chasser le lourd sommeil, ou si vous aimez mieux, quand au moyen d’ablutions avec de l’eau de mer fraîchement tirée, j’avais ramené mes paupières au volume qui me permettait de tenir sans effort mes yeux bien ouverts, — que de fois je me suis perdu, si j’ose dire, dans l’âme des choses qui m’entouraient au point de m’oublier et de demeurer stupéfait lorsque me revenait tout à coup le sentiment de mon moi ! Ce navire, je le regardais comme un être vivant, ou bien j’en faisais comme un prolongement de mon propre corps. J’étais religieux alors, ou, pour mieux dire, je l’étais en un sens beaucoup plus spécial que maintenant, et, dans l’obscurité pleine de silence, les croix superposées de la mâture, les grincements qui en partaient à chaque houle, me paraissaient comme l’élan et le cri douloureux de la matière vers Dieu, et symbolisaient à merveille mes aspirations vers l’infini. Quelquefois, accoudé sur la lisse, je regardais la surface de la mer, je m’interrogeais sur les causes et les fins de la vie qui grouillait là-dessous, et, bien entendu, je ne trouvais pas de réponse. J’enviais presque ces êtres de n’avoir d’autre conscience que celle du moment. D’autres fois, je m’amusais à compter les nombreuses baleines qui venaient respirer à la surface et qui, de plusieurs kilomètres, faisaient entendre leur gros souffle à travers le silence des nuits calmes. Il y avait des nuits où ce bruit ne discontinuait pas. Bref, ces quarts tranquilles