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Page:Paléologue - Vauvenargues, 1890.djvu/35

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VAUVENARGUES ET LE MARQUIS DE MIRABEAU.

qu’il nota plus tard sous forme impersonnelle, nous le montre, à ce point de vue, dans un jour charmant. Accosté le soir par « une de ces femmes qui épient les jeunes gens », il n’a garde de la repousser, il souffre qu’elle marche quelque temps à côté de lui, et il la questionne. Comme elle se plaint de la misère qui l’a jetée dans le vice, il lui parle avec indulgence, essaye de ranimer en elle quelque sentiment de pudeur et lui laisse en la quittant un peu d’argent. Revenu parmi ses camarades de régiment, il est l’objet de leurs risées. « Mes amis, leur répond-il, vous riez de trop peu de chose. Je, plains ces pauvres femmes d’être obligées de faire un tel métier pour vivre. Le monde est rempli de misères qui serrent le cœur ; si on ne faisait de bien qu’à ceux qui le méritent, on n’en trouverait guère d’occasion. Il faut être indulgent avec les faibles qui ont besoin de plus de support que les bons ; le désordre des malheureux est toujours le crime de la dureté des riches[1]. »

  1. Essai sur quelques caractères, § 14. Il est curieux de constater qu’il faudra attendre tout un siècle avant de retrouver dans une œuvre littéraire le sentiment de compassion mélancolique dont Vauveuarguce s’est fait ici l’interprète : jusqu’à la préface célèbre de la Dame aux Camélias, nul écrivain ne le traduira plus. L’auteur de Manon Lescaut lui-même, si tendre pourtant et si humain, restera indifférent au passage de la charrette infâme qui emporte vers l’exil les compagnons de son héroïne, et n’accordera pas à ces malheureuses l’aumône de sa pitié.