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AMITIÉ ET SOCIALITÉ.

qu’elle fait appel à ce qu’il y a de plus individuel dans la personnalité, en ce qu’elle est fondée sur les qualités les plus intimes et sur les affinités individuelles (parfois aussi sur les contrastes) les plus profondes. On oppose l’amitié à l’égoïsme, et on a raison : car il y a un certain égoïsme plat et vulgaire qui est l’ennemi né de l’amitié. Mais, d’autre part, l’amitié ne va pas sans un intense sentiment de l’individualité, sans une originalité bien tranchée des deux moi en présence, sous un certain égoïsme supérieur qui s’abstrait de la banale sympathie ambiante et qui va chercher l’être qui lui donnera la réplique, qui le complétera, le stimulera et l’exaltera. Stirner a raison de dire en ce sens que c’est l’égoïste qui est le plus capable d’amitié. Au contraire, le banal altruiste enveloppe tous les hommes dans sa sympathie ; mais il est incapable de s’attacher à ce qu’il y a d’intime et de précieux dans une individualité. Dans l’amitié la plus étroite, les deux moi restent en présence, bien distincts, à la fois liés et opposés l’un à l’autre. Montaigne, il est vrai, parle de cette amitié dans laquelle « les accointances et familiarités se mêlent et se confondent l’une en l’autre d’un mélange si universel qu’elles s’effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes[1]. » — Mais, selon nous, Nietzsche n’a pas été moins perspicace quand il a relevé ce germe de lutte qui subsiste dans l’amitié et qui est pour elle en quelque sorte ce que la lutte des

  1. Montaigne, Essais, Livre II, chap. XXVII.