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LE ROMAN DES QUATRE

raissent convaincantes et que tu lui as données d’un accident, elle n’a pas cru à ta théorie. Pourquoi ? En tout cas, cela me paraissait étrange que Germain ait manqué de prudence à ce point que d’essayer de ramener le canot à bord, en s’aidant du canon d’un fusil resté dans l’embarcation. Il a rencontré quelqu’un qui le connaissait à Golden Creek et qu’il a refusé de saluer. Quel sorte de type c’était ?

— Un étranger.

— Je te dis qu’elle a raison. Il y a un mystère dans tout cela et nous allons éclaircir ce mystère. Elzébert, nous repartons pour Montréal dans deux jours. Ah ! continua-t-il en se frottant les deux mains, j’avais peur de m’ennuyer et de trouver l’existence monotone ; nous avons de la belle besogne devant nous. Et puis… ça va ressembler à un vrai roman… Un quidam a assassiné Germain, voilà le drame ! Il y a une belle jeune fille, l’héroïne : Jeannette ! Puis, un aventurier… moi ! Son acolyte, toi ! Puis un vilain, un monsieur X… quelconque, et une affaire embrouillée au suprême degré… Ça va être digne de nous, Elzébert !

— Je pense qu’on serait peut-être aussi bien de se reposer quelques semaines, de jouir tranquillement de notre argent. On a assez mangé de misère pour dormir enfin sur nos lauriers.

— Est-ce toi qui parles ainsi ? Un crime à venger, un beau crime bien compliqué, bien mystérieux, bien ténébreux… Elzébert, je te renie. Le luxe t’avilit l’âme ! La ville opère déjà sur toi…

— Tu sais bien que je te suis partout, pourquoi parler inutilement ?

— Et toi… pourquoi vouloir t’opposer à l’accomplissement d’un projet héroïque, qui nous ménage de belles péripéties ? Tiens, Elzébert, tu es chaud… On va se coucher. D’ailleurs moi aussi je commence à me sentir bien enthousiaste. Un verre… et c’est le dernier… Verse ! Bon… salut !

— Salut !

— Maintenant, comme dans le Maître de Forge, voici tes appartements, et moi les miens !

Le lendemain matin, dès à bonne heure, les deux hommes n’eurent rien de plus pressé que de se rendre chez un tailleur se commander chacun un habit.

— Et puis, faites vite ! conclut Paul. Taillez, cousez immédiatement. Il nous les faut le plus tôt possible, et, ajouta-t-il en se gourmant de l’air d’un nouveau riche, « money is no matter ».

Le tailleur exigea un acompte. Quand il vit la liasse de billets de banque entre les mains de son client, il s’inclina profondément, appela ses assistants et les fit immédiatement se mettre à l’œuvre.

— À présent, où va-t-on ? demanda Elzébert.

— Saluer mon frère que je n’ai pas vu depuis cinq ans.

— Qu’est-ce qu’il fait, ton frère ?

— Il est avocat.

— Où demeure-t-il ?

— Rue des Remparts.

— Vous n’y allons pas dans cet accoutrement ?

— Pourquoi pas ?

L’instant d’après ils frappaient à la porte d’une vieille maison de pierre solide et cossue, bâtie le long des fortifications et d’où la vue embrassait une partie de la basse-ville avec ses rues étroites bordées de constructions aux toits en pignons. Plus loin, on voit le port où les mats des goélettes à l’ancre se reflètent dans l’eau, et plus loin encore, la chaîne naissante des Laurentides, et les « Caps » qui barrent l’horizon.

— C’est ici que je suis né, fit Paul.

— Ici ?

— Oui, mon père, le juge Durand, habitait ici. Tu ne savais pas que mon père était juge de la Cour Supérieure ?

— Tu me l’apprends.

— C’est comme je te le dis. Moi, après mon cours d’études au Séminaire, j’ai couru les aventures, incapable de me résoudre à la vie sédentaire. Tu sais quelle a été ma vie depuis cinq ans que je te connais ?

— La fortune t’a souri quand même, puisque nous sommes très riches aujourd’hui.

— Notre histoire démolit le proverbe qui veut que « pierre qui roule n’amasse pas mousse ». C’est vrai, nous n’avons pas amassé de mousse, nous avons amassé de l’or.

La bonne venait d’ouvrir la porte.

— M. Adrien Durand est-il chez lui ?

Croyant qu’elle avait affaire à des clients du maître célèbre du Barreau de Québec, la bonne, bien stylée, surprise d’une visite aussi matinale — il n’était pas encore neuf heures — leur répondit d’un ton assez rogue :

— Monsieur Durand sera à son bureau, rue Saint-Pierre, à dix heures. Pour le moment il n’est pas visible.

— S’il ne l’est pas pour les autres, il le sera pour moi, dit Paul.