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LE ROMAN DES QUATRE

j’ai eu quelques soupçons. Paul me paraissait trop riche tout d’un coup, et l’argent devenait trop léger au bout de ses doigts ! Car il est plus riche que moi, bien plus riche ; et, pourtant, il ne devrait pas l’être, attendu que nous avons réalisé de pareils et d’égaux bénéfices. Ai-je été bête ? Si je m’étais seulement dit qu’il a pu, à notre insu, nous suivre Lafond et moi à Golden Creek, et, là, pan ! Il avait de suite un alibi. Puis, à toute éreinte il gagnait l’Abitibi, s’assurant la propriété, de quelque louche façon, de la mine d’or de Lafond, et le tour était joué. Moi et les autres n’y pouvions voir que poussière. Il n’y a pas de doute que Paul a dû brocanter la mine d’or de Lafond avec quelque gros prospecteur tout cousu d’argent. Voilà donc l’énigme ! Et alors ?… Mais ce n’est pas tout ! Ce Paul, est-il un peu trucard ! N’a-t-il pas eu, comme moi, connaissance des amours de Lafond et de Jeannette Chevrier ? Ah ! ah ! ricana Elzébert, voici où je mets encore le nez dans la bonne sauce ! Oui, mon Paul s’était tout bonnement épris d’amour pour la belle, la suave, l’angélique Jeannette, par conséquent il est devenu très jaloux, jaloux noir de Lafond. « Si, s’est-il dit, je tuais Lafond, puis si je lui volais sa mine d’or, est-ce que je ne pourrais pas, ensuite, lui prendre cet ange de la rue Migonne à Montréal ?… On sait bien, rien de plus facile ! Me voilà donc avec une fortune considérable et une jeune et jolie femme, et je n’ai plus qu’à me laisser vivre le reste de mes jours en roucoulant comme un pigeon sous l’aile tiède de sa colombe ! Ça y est !… »

Elzébert s’interrompit un moment, pour ajouter en fronçant le sourcil :

— Oui, ça y est, le malheureux ; mais ça y sera bien davantage, quand le bourreau lui passera une corde au cou ! B-r-o-u-mmm !… Aussi bien, j’aime mieux être dans ma peau que dans la sienne ! Enfin ! que le bon Dieu ait pitié de son âme ! Dame ! je ne peux toujours pas pleurer, et puis ça n’arrêtera pas le monde d’aller son chemin !

Elzébert alla vers une table sur laquelle étaient disposés en désordre des flacons et des verres. Il se versa largement à boire d’un certain Scotch Wiskey.

— C’est égal ! reprit-il en grimaçant sous l’âcreté de l’alcool, me voilà bien planté !… Qu’est-ce que je vois faire ?

Soudain, une vive rougeur empourpra son visage sur lequel l’émoi de l’instant d’avant disposé un voile mat, et il sourit largement… très largement.

— Ce que c’est que d’être bête, des fois ! Je ne suis pas riche riche, mais tout de même j’ai de quoi dans mes bottes, et il me reste encore de l’œil et du nerf, c’est-à-dire assez de sang pour remplir mes bottes si elles venaient à perdre leur lest. Alors, qu’est-ce que j’ai bien à faire ? C’est simple, c’est même très simple : je ne suis pas un cadavre, et, si je ne me trompe, je connais certaine jeune fille, d’une beauté admirable, d’une douceur angélique, qui, aujourd’hui, pleure sur un fiancé lâchement assassiné. Oui, si j’allais à cette pauvre petite âme en peine, et si je lui disais…

Elzébert se tut. Il jeta un coup d’œil vers un grand miroir, puis s’en approcha rapidement. Il se contempla un moment, mais d’un œil mal rassuré.

— Je ne suis pas laid après tout, sans être tout aussi beau que le bel Apollon, dont m’a parlé souvent Paul qui est instruit, ni aussi beau que le jeune Pâris qui s’empara, pour embêter sa femme, de la ravissante Hélène. Mais, une chose sûre, je suis encore jeune et vigoureux. Ce que je vais faire ?… Je vais m’astiquer de mon mieux. Puis, comme j’ai une bonne entrée, je vais aller rendre visite à l’exquise Jeannette. Ne faut-il pas que j’aille lui apprendre le terrible malheur qui m’arrive… l’arrestation de mon ami Paul ?

— Pauvre diable, quand même ! soupira-t-il après un silence.

Puis, méditatif, front plissé, un peu tremblant, Elzébert fit une toilette de prince galant, et, une heure plus tard, un taxi le conduisait sur la rue Saint-Denis.

Elzébert trouva Jeannette Chevrier avec sa tante qui, de son mieux, cherchait à remettre sa nièce de ses terreurs.

La vue d’Elzébert, rayonnant, fit courir sur ses joues pâlies des rougeurs si exquises qu’elles furent à l’âme craintive d’Elzébert un encouragement et un espoir sans limite.

— Mademoiselle, commença le jeune homme, mais d’une voix qui n’était pas tout aussi rassurée que sa physionomie, je vous fais mes excuses de me présenter sitôt, et à vous aussi, madame, j’ose implorer mon pardon… mais, voyez-vous, il est survenu une circonstance indépendante de ma volonté… une circonstance qui m’oblige — oh ! avec plaisir — à me présenter deux heures à peine après vous avoir quittées.

— Est-ce moi personnellement que vous désirez voir ? interrogea Jeannette en se levant avec vivacité.