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LE ROMAN DES QUATRE

— Hein ! fit Jeannette en bondissant ; je le connais donc cet assassin ? Et je l’ai donc soupçonné justement ?

— Dame ! fit Elzébert, puisque vous en savez autant que moi…

— Mais non, mais non, mais non, se récria violemment Jeannette, qui mourait de curiosité et de l’envie d’apprendre le nom de l’assassin, je vous demande qui est l’assassin ?

— Mon Dieu !… vous l’avez deviné… c’est Paul !

— Paul ! Paul !… fit la jeune fille en écarquillant les yeux sans comprendre.

— On sait bien, sourit Elzébert. Oh ! il y a du fin matois en lui, il appartient à une famille d’avocats. Et moi, c’est vrai que je ne suis pas bien bien perspicace, et je dois bien avouer qu’il a bien conduit son jeu. Mais, voyez-vous, on a beau être finaud, il y a toujours quelque chose qui craque et casse à la fin. Et puis, il y a le bon Dieu là-haut qui veille toujours et qui ne laisse pas traîner les méchants sacs. Ensuite, plus j’y pense, plus je m’assure qu’il ne l’aura pas volée cette corde…

— Une corde !… fit Jeannette de plus en plus médusée.

— Oui… la corde qui le pendra par le cou…

— Mais qui donc encore ? s’écria impatiemment la jeune fille en se penchant vers Elzébert.

Celui-ci sursauta.

— Hé ! je vous l’ai dit… Paul !

— Paul !… Paul !… Paul qui ?

— Ah ! mon Dieu ! éclata de rire Elzébert, moi qui pensais que vous me compreniez… Eh bien ! Paul, mon ami… Paul Durand donc… Paul, l’ami de votre fiancé défunt…

— P…aul ! Paul Durand… bégaya la jeune fille qui venait de s’effondrer sur son sofa.

Une lividité cadavérique couvrit en une seconde son visage, ses bras demi nus, ses mains. La tête renversée sur un coussin, le mouchoir sur les yeux, elle murmura comme en songe :

— Qui l’aurait dit !

Et, tout comme Elzébert, la jeune fille crut de suite à la culpabilité de Durand. Oui, ce devait être ce Durand, pensait-elle, qui, un jour, sous l’anonymat, lui avait adressé ce message étrange… « Mademoiselle, j’ai le regret de vous offrir toutes mes sympathies à l’occasion de la mort de Germain Lafond… »

— Oui, qui l’aurait dit !…

Un lourd et pénible silence s’était fait.

Elzébert dévorait, de son regard aigu de chasseur, cette beauté fraîche doucement parfumée, cette fleur légèrement pâlie, cet ange de candeur et de vertu qu’il n’eut touché que du bout des doigts. Elle, bouleversée par cette nouvelle, alors qu’elle était encore si peu remise de son aventure de la veille, pensait, méditait, faisait des rapprochements, tout en mordant son mouchoir de dentelle, afin d’empêcher de nouvelles larmes qui terniraient l’azur de ses yeux, ou pour comprimer un nouveau sanglot qui déformerait l’harmonie de sa bouche. Car elle devinait, fixé sur elle, un regard admirateur, un regard au fond duquel brûlaient des effluves de passion et d’amour. Et Jeannette, avec son intuition de jeune et jolie fille, s’imaginait bien que ce jeune homme, par sympathie d’abord, par amour ensuite, venait vers elle pour lui tendre une main amie dans ses infortunes. Car cet homme, assurément, devait l’aimer bien avant ce jour, depuis peut-être que Germain Lafond lui avait confié ses amours avec elle. Et alors, par magnanimité, pour ne pas trahir l’amitié, il n’avait jamais osé faire un aveu, respectant scrupuleusement le bien d’autrui. Ce garçon était donc un être généreux et loyal. Qui sait si ce n’était pas lui, cet Elzébert, qui lui avait envoyé, sous le pseudo de Henri Morin, ce beau chèque de $27,000 ?…

Jeannette, sous l’empire de ces pensées, leva un demi-regard très voilé sur son visiteur. Elle comprit qu’elle avait deviné justement, et elle sourit dans son mouchoir.

Mais aussi, par crainte d’être devinée à son tour, elle se remit à pleurer doucement, tout en balbutiant :

— Ô mon Dieu ! ô mon Dieu !… me voici bien seule et bien malheureuse !

Elzébert attendait-il une semblable expression de pensée ? Toujours est-il qu’il se leva vivement, et audacieusement vint s’asseoir tout près de la jeune fille en pleurs. Et, là, il se mit à lui parler longuement, mystérieusement. Il rougissait et pâlissait, tout comme elle pâlissait et rougissait tour à tour.

Lorsqu’il eut terminé son discours énigmatique, discours qui avait eu l’heure de faire souvent miroiter un beau sourire sur les lèvres qui reprenaient peu à peu leur incarnat, oui, elle, cette Jeannette, mit tout à coup