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LE ROMAN DES QUATRE

bine pour me reposer. Vous, vous allez vous coucher aussi ; mais je vous prie d’abandonner ce nom de Lafond et de reprendre votre vrai nom qui, sans offense, vous va bien mieux. Demain, nous nous retrouverons à Québec. Si, par cas, je ne vous revoyais ou si vous ne me retrouviez pas sur ce bateau, vous me reverrez à l’hôtel Frontenac. Est-ce compris ? Et là, demain, reposés que nous serons tous deux, nous reparlerons de ce mariage. Allons, Elzébert, bonne nuit…

Elle ouvrit la porte…

Elzébert la retint par quelques paroles timidement murmurées et s’approcha d’elle avec affection.

Elle lut dans ses yeux humides la prière, elle vit le désir, elle rougit et répliqua sur un ton demi-fâché :

— Mais, monsieur… vous connaissez nos conventions ! Non, non, pas ce soir… ça pourrait nous porter malchance ! Demain… demain, Elzébert ! Demain, si nous… si nous… si nous…

Du bout des doigts elle lui décocha un bref baiser, et vive, légère, rieuse même, elle s’éclipsa… laissant Elzébert piteux et tout plein de vilains pressentiments. Il se mit à pester en lui-même contre cet Henri Morin qui avait brouillé ses cartes, et il se promettait, se jurait même, mais sans être trop certain de tenir sa promesse, qu’il apprendrait à cet individu comment il importe de se mêler de ses affaires.

Rentrée dans sa cabine, Jeannette avait perdu tout à coup son rire heureux. Un nom obsédait son esprit… Henri Morin. Elle s’approcha d’un miroir pour défaire ses cheveux. Elle aperçut sur la table une enveloppe sur laquelle elle lut avec une fiévreuse émotion :


Mlle Jeannette Chevrier,

Cabine No. 45…

D’une main et d’un cœur tremblants, la jeune fille parcourut rapidement cette courte missive :


Mademoiselle… Pour votre bonne réputation, évitez toute rencontre avec ce… Germain Lafond… Discrétion !… Et croyez qu’un grand bonheur vous attend !…

Henri Morin.

Défaillante de joie, Jeannette s’assit sur son lit.

— Il est donc sur ce navire aussi, ce monsieur ! se dit-elle.

Son sein battit en tumulte, et longtemps la jeune fille demeura méditative.

Prise de lassitude, enfin, elle se laissa tomber à genoux près de son lit, et la tête penchée sur ses couvertures, elle pria doucement et avec une grande ferveur, demandant au ciel de la tirer enfin de tous ces mystères en lesquels elle avait peur de sombrer à tout jamais. Puis elle se coucha pour s’endormir peu après avec un sourire aux lèvres… elle s’endormit agréablement bercée par les douces oscillations du navire, et séduite de plus en plus par l’image de cet inconnu mystérieux — de cet ange gardien comme avait dit Elzébert Mouton… — cet Henri Morin !…


VI


Le navire approchait lentement des quais de la cité de Québec. Les voyageurs se pressaient déjà vers les passerelles. L’esprit tout bouleversé par les événements de la nuit et du jour précédents, Elzébert chercha vainement sur le pont du bateau Jeannette Chevrier… nulle part il ne put découvrir la charmante silhouette ! Avait-il fait un rêve ?

— Mais si elle dormait encore dans sa cabine ?… se dit le brave Elzébert qui ne pouvait encore se soumettre aux cruautés de la déception.

Il eut bien l’envie d’aller frapper à sa porte… Mais il se souvint — s’il n’avait pas rêvé — que la jeune fille lui avait laissé entendre que peut-être, elle et lui, ne se reverraient pas sur le bateau, mais elle avait aussi déclaré qu’elle prendrait ses appartements au Château Frontenac.

Il se consola avec cette pensée.

L’instant d’après, un taxi le conduisait, par la Côte de la Montagne, au Château. Là, Elzébert, sous l’empire de pensées tenaillantes, oublia la recommandation que lui avait donnée Jeannette la nuit précédente, celle d’abandonner le nom de Lafond. Oui, Elzébert oublia tout à fait cette recommandation, et dans le livre des hôtes de l’hôtel, il inscrivit d’une main assurée… Germain Lafond !

Il eut si peu conscience de son geste, que si on le lui eût mentionné, il s’en serait énormément étonné… car, après le départ de Jeannette de sa cabine, Elzébert avait décidé de reprendre son nom de famille.