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LA CITÉ DANS LES FERS

Il regarda ailleurs et tourna entre ses doigts, nerveusement, le programme qu’il tenait.

Elle !

La curiosité le fit se retourner à nouveau et tout à coup ses yeux devinrent durs.

Elle, avec cet homme !

Elle ! La fille de Sir Vincent Gaudry.

Le rideau se levait pour le premier acte. Un bruissement se fit entendre qui précédait le silence.

La scène représentait un bureau de rédaction, où trônait, assis, à son pupitre, le rédacteur d’une feuille quelconque, maître Chanteur sans probité aucune, et pour qui la fin justifiait les moyens quels qu’ils fussent. Et c’était, peu après, le défilé des politiciens tarés. Le drame se campait. Les personnages principaux y faisaient leur apparition : politiciens, financiers, journalistes.

Durant l’entracte, André sortit au dehors fumer une cigarette. Il rencontra une connaissance à lui, reporter mondain, à la Cocarde, le grand quotidien de la rue du Mont Royal.

— Belle salle et beaucoup de gens chics.

— En effet, j’y ai remarqué Sir Vincent Gaudry. Quelle est cette jeune personne qui l’accompagne.

— Vous ne la connaissez pas ? Mon cher Bertrand, vous êtes plus au courant du mouvement politique que de ce qui se passe dans la Société. Vous ne connaissiez pas Lucille Gaudry. Charmante enfant ! et, ce qui ne gâte rien, fille unique d’un père millionnaire. Elle a des soupirants plus qu’elle n’en peut recevoir en admettant qu’elle en recevrait tous les soirs.

— Ça n’y parait guère. Il manque à ses côtés du jeune premier traditionnel.

— C’est ainsi depuis le printemps dernier. On ne sait ce qui lui est arrivé. Elle traite ses amis d’une façon tellement cavalière que ceux-ci parlent d’abord de se pendre et finissent par se consoler ailleurs.

— Ah !

Les trois coups réglementaires venaient de sonner.

Bertrand retourna à son siège. Ce qui se passa sur la scène, le drame de famille empoignant où deux vies, par la cupidité insatiable du père de famille, se trouvaient sacrifiées au moloch de la finance, ne l’intéressait plus.

Yvette Gernal elle-même, malgré toute la puissance émotive de son jeu et le dramatique intense des situations où elle se débattait, le laissa indifférent. Il ne songea pas à leurs relations passées. Il portait en lui la vision du printemps dernier et à ses tympans résonnait toujours la voix claire, fluide, cristalline, qu’il avait entendue cette journée radieuse de mai.

Et se rappelant la conversation de tantôt, un sentiment d’allégresse l’envahit. Un espoir fou s’implanta en lui, que cette femme un jour… Mais non ! Ce n’est pas possible ! Lucille Gaudry !… La fille de Vincent Gaudry le politicien éhonté, qui a sacrifié sur l’autel du parti, avec ses convictions intimes, les droits de sa race !…

Le deuxième acte terminé, il demeura à son fauteuil, et répondit très vaguement aux questions de ses amis. Il était distrait et rêvait à une félicité impossible. Il s’était attendu à rencontrer bien des obstacles. Il éprouvait à la pensée de les vaincre, une volupté intérieure grande. Il s’attendait à tout. Tout… mais pas cela… lui… dans la famille de Vincent Gaudry… lui le chef du mouvement de réaction, le gendre d’un transfuge ! Non ! Cela il ne le pouvait pas. Il ne fallait même pas y songer. Un rire nerveux vite étouffé fit se retourner vers lui la femme de son ami.

— À quoi pensez-vous, M. Bertrand.

— À rien d’important ! À une histoire drôle que j’ai entendue hier.

La représentation lui devint un supplice. Il soupira après la chute du rideau et n’osa plus porter ses regards vers la loge, qui, pourtant, le fascinait. Il y réussit. Les yeux fixés devant lui, il regardait la scène, mais sans y rien voir.

Des applaudissements plus fournis indiquèrent que le dernier acte se terminait dans un cri sublime d’amour de la femme trompée, mais qui pardonnait quand même.

Les allées s’évacuèrent lentement. Ce fut comme quatre ruisseaux humains qui coulaient vers le foyer, où se trouvaient aussi les vestiaires.

Pendant qu’il attendait son chapeau, André vit passer près de lui, mais si près qu’elle le frôla presque, la jeune fille aux yeux verts. Leurs regards se rencontrèrent. Enhardi, et malgré lui, il la salua :

— Bonsoir Mademoiselle Gaudry.

Hautaine à souhait, elle le regarda et d’une voix qu’elle essaya de rendre sèche :

— Depuis quand aborde-t-on les femmes honnêtes, dans les endroits publics, sans les connaître.

Il allait pour répondre. Elle détourna la tête, et, de son port de sultane indolente, alla rejoindre son père, qui causait un peu plus loin.