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LA CITÉ DANS LES FERS

de peur et l’horreur du spectacle, agrandissait leurs prunelles.


Piétinant, écrasant impitoyablement ceux qui se trouvaient en son chemin la cavalerie réussit enfin à refouler les manifestants dans les rues transversales. Elle les divisa et les pourchassa jusqu’à ce qu’épeurés, affolés, ils s’enfuirent en désordre dans les ruelles, dans les cours, partout où un abri s’offrait pour les garantir des coups.

La nouvelle de cette échauffourée se répandit par toute la ville.

Le maire arriva sur les lieux.

Dans les rues le sang faisait des taches et se mêlait à l’essence des moteurs qui y séjournait par plaques.

Le soleil se couchait, rouge de feu, en harmonie avec la scène.

Des cavaliers gardaient la place. Ils faisaient accomplir de la voltige à leurs chevaux. Ils semblaient fiers de leur exploit. D’autres baissaient la tête et regardaient, honteux, les victimes de la journée.

Dans le couvent, les religieuses continuaient de prier. Ces saintes femmes apaisaient au pied de l’autel le trouble de leurs âmes.

Les murs de pierre de l’hospice n’avaient pu empêcher les clameurs de la rue de monter jusqu’à elles.

Elles frissonnaient d’angoisse pour tant d’êtres humains qui s’entretuaient.

Le soleil maintenant plongeait dans l’horizon, son cercle sanguinolent.

André Bertrand et Eusèbe Boivin, avertis par téléphone, arrivèrent en auto.

Les soldats dispersaient les badauds.

On entendait des sanglots, des gémissements, et des jurons.

Une femme courut se jeter sur un enfant de quinze ans qui se soutenait d’une main à une borne-fontaine et de l’autre se tenait le ventre qu’un coup de sabre avait ouvert. Les entrailles lui pendaient. Il poussait des hurlements de douleur et la souffrance convulsait sa face. Ses cheveux blonds étaient collés sur ses tempes par une sueur froide qui y perlait.

— Mon pauvre petit Charles, s’écria la femme.

Elle embrassait le pauvre visage blêmi ; elle grimaçait ; elle montrait le poing.

— Ah ! les maudits ! Ils me le paieront !

Un militaire voulut l’arracher de force à cette étreinte macabre.

Bertrand et son compagnon s’y opposèrent, indignés ; une rage sourde, faisait leur voix haletante.

Le militaire voulut lever son sabre.

Le maire s’interposa. Il montra les insignes de sa dignité.

— C’est moi qui suis le maître dans cette ville et je vous ordonne de quitter la place.

Il grimpa sur un perron et demanda aux assistants d’être calmes. Il enjoignit aux « Rough Riders » de retourner à leurs casernes et se porta garant de l’ordre et de la tranquillité.

Dans le lointain on entendait les sirènes des ambulances et des fourgons de la morgue.

Une voix impérieuse prononça quelques mots en anglais. Les rangs de la Cavalerie se reformèrent et celle-ci s’éloigna au trot des montures.

Le maire continua de haranguer les spectateurs. Il les incita à regagner leurs foyers pour ne pas nuire au travail des brancardiers et des ambulanciers. Il verra à ce que leurs droits soient respectés et dès demain, le conseil réuni en session spéciale, étudiera les faits.

Il fut obéi en partie.

André Bertrand et Eusèbe Boivin firent le tour des blessés et des morts. Ils ne parlaient pas tant était grande l’émotion qui les oppressait.

Des cadavres gisaient, des mourants râlaient, des blessés se tordaient de douleur.

Parmi ceux-ci, des innocents, des femmes, des enfants, avaient payé leur tribut à la Cause Nouvelle.

Une femme avait eu la figure labourée d’un coup de sabre. L’œil sortait de l’orbite, et pendait, soutenu par un nerf, le nez était ouvert, et la lèvre fendue en deux, découvrait les dents que tachait le sang de la gencive.

Plus loin un homme étendu dans la rue, se tenait les côtés de ses deux mains crispées. Les chevaux, en passant dessus, avaient laissé les marques des fers. Il essayait de parler et les sons ne pouvaient sortir. Et c’en étaient d’autres, dont les vêtements déchirés et souillés, se collaient aux plaies béantes ; d’autres frappés d’une balle qu’on devinait par le filet de sang déjà coagulé.

Les brancardiers accomplissaient leur devoir en silence.

Les ambulances partaient avec leurs charges et revenaient à toute vitesse chercher d’autres blessés.

Les morts s’empilaient pêle-mêle dans le lugubre fourgon de la morgue.

Les médecins et les gardes allaient de l’un à l’autre leur donner les premiers soins.

L’aumônier de l’hospice et quelques prê-