Page:Paquin - La cité dans les fers, 1926.djvu/45

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
43
LA CITÉ DANS LES FERS

avec celui qu’il détestait, non pas comme un adversaire mais comme un ennemi !

C’était de la haine qu’il éprouvait à l’égard du chef républicain, une haine mortelle. Il le détestait cordialement, souverainement, avec impétuosité. Le solliciteur général était las ; il était las de penser, las d’agir, las de lutter.

Le domestique entra avec un flacon.

Il se versa une rasade, qu’il but d’une lampée.

— Apportez-moi mes pantoufles et ma robe de chambre.

Le domestique l’aida à se déchausser. Il se revêtit de sa robe de chambre en soie moirée, et brodée d’argent.

— Vous pouvez vous retirer. Vous ne m’apporterez mon dîner qu’à huit heures et demie. S’il vient des visiteurs ou si l’on m’appelle au téléphone, je n’y suis pas.

Depuis une semaine, il avait lutté, lutté contre lui-même. Dans son for intérieur, il admettait le bien fondé des exigences nationales. Il savait que le coup d’état d’André Bertrand n’était que la conclusion logique des persécutions faites à sa race et à sa religion.

Tout son passé politique se dressait devant lui, et lui faisait honte ; passé de compromissions et de lâchetés, où il avait sacrifié sur l’autel du parti ses convictions personnelles.

Plein de talent, doué par l’action « débater » influent, il aurait pu mettre au service des siens ses qualités primordiales. Il n’en avait rien fait. Jeune, il voulait arriver. Peu lui importaient les moyens. Il avait soif des honneurs, plutôt que de l’honneur tout court. L’honneur ! qu’est-ce ? Un mot. C’est quelque chose d’impalpable, d’impondérable. Les honneurs ? ce sont une réalité. Cela grise comme un vin vieux.

Se rangeant du côté du plus fort, il avait de suite réussi à attirer l’attention des chefs. En peu de temps, il fut lui-même l’un des chefs des radicaux. Il eut tout ce qu’il désirait, les honneurs, la fortune, voire la popularité.

Pour cela, il dut fouler aux pieds souventes fois, les droits de ses compatriotes. Il le fit si habilement que très rares furent ceux qui s’en doutèrent.

Et maintenant ?

Le tableau de l’exacte situation se dressa devant lui.

De quel côté se rangerait-il ?

Continuerait-il à servir les maîtres d’autrefois ou se rangerait-il avec ceux d’aujourd’hui ?

Le maître d’aujourd’hui. C’était André Bertrand. Cela, lui, acolyte de Bertrand, jamais.

À MacEachran, ce matin, il donna la réponse que le premier ministre attendait.

— Je vous suis fidèle. Comptez sur moi pour écraser la rébellion.

Le souvenir humiliant de la Nomination au marché de St-Jacques l’oppressait encore. En lui, quand il y pensait, une rage sourde bouillonnait. Une haine de ses compatriotes l’envahissait. Le symbole vivant du Canada français c’était Bertrand. Il enveloppa toute la race dans la haine qu’il lui portait et délibérément, sciemment, il l’avait reniée.

Sir Vincent s’écrasa dans son fauteuil. Il se prit la tête à deux mains, et réussit enfin à chasser loin, bien loin de lui, tous les sentiments obscurs qui s’opposaient à son reniement fatal.

C’était fini, le remords n’aurait plus de prise sur lui. Sa ligne de conduite était adoptée.

De ce qu’il avait fait et dit ce matin au Conseil des Ministres ne lui causerait plus aucun regret, dut-il en coûter à sa province des larmes et du sang.

En se remémorant le plan de campagne discuté et froidement accepté, un rire méchant tordit ses lèvres. Dans peu de jours, Bertrand et les siens seraient écrasés impitoyablement et à tout jamais.

— Bonjour papa, tu voulais me voir, fit la voix claire de Lucille. Quand es-tu revenu d’Ottawa ?

— Cet après-midi.

— Comme tu es changé depuis une semaine.

— Tu trouves cela toi aussi. C’est vrai. J’ai eu tellement d’ouvrage. Viens m’embrasser Lucille, pour me compenser du chagrin que tu me fais.

— Je te fais du chagrin ? Comment cela.

— Avec qui étais-tu cet après-midi ?

— Avec… avec…

— Tu as peur de me le dire…

— J’étais avec André Bertrand, qui m’aime et que j’aime.

Si on lui avait dit que sa fortune à laquelle il tenait tant s’était écroulée et qu’il ne lui restait plus un sou, si on lui avait dit qu’il était en disgrâce auprès du ministère, le solliciteur n’aurait pas été plus abasourdi qu’il le fut à l’énoncé de ces simples mots.

La catastrophe, si terrible pour lui qu’il ne la croyait pas possible, s’était donc produite ! Lucille, sa fille unique, le seul lien sentimental qu’il possédait, le délaissait pour