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L’ÉTAPE

Il avait, tandis que le jeune homme prononçait cette déclaration, appuyé son coude sur la tablette du bureau chargé de papiers, et, son front sur sa main, avec un air d’accablement où son interlocuteur pouvait voir à quelle profondeur ses paroles atteignaient le père et le croyant : « Si vous aviez dû répondre : oui, vous n’auriez pas hésité huit jours, pas une minute. Je ne suis pas aveugle. Je sais combien vous aimez Brigitte, et depuis longtemps. »

— « Si je l’aime !… » s’écria Jean, et, l’espèce de pitié attendrie avec laquelle son maître venait de lui parler lui ayant soudain ouvert le cœur, toutes ses émotions de cette matinée lui jaillirent soudain à la bouche en paroles passionnées : « Si je l’aime… ! » répéta-t-il. « Du moins, vous, vous ne me méconnaissez pas. Vous me plaignez… Mais lui donner mon nom, mon cher maître, vivre avec elle, toujours, fonder avec elle un foyer, travailler pour elle, auprès d’elle, par elle, essayer d’avoir un peu de talent, un peu de réputation peut-être, à cause d’elle, ah ! c’était ma vie fixée. C’était tout ce que j’ai pu souffrir déjà, réparé !… Et vous si près de moi, votre esprit si grand, si généreux, me soutenant, m’appuyant, c’était le bonheur !… Pour que j’y renonce, vous le devinez, il faut qu’il y ait un obstacle par-dessus lequel je ne peux pas passer. Monsieur Ferrand, je ne vous fait aucun reproche, remarquez, de la condition que vous m’avez imposée. Vous ne seriez pas là, que Mlle Brigitte me l’imposerait