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LA PEUR DES BOSSES

— Demain, dit-il. Je ne sais où je vous reverrai, mais ne vous inquiétez pas de moi et surtout soyez muets.

— Nous aurons bien du regret de ne pouvoir consoler les pauvrettes qui attendent, mais nous tiendrons notre langue.

L’embarcation continuait de glisser au fil de l’eau, quand soudain le Gascon se mit à jurer :

— Cornebiou !… je me sens les pieds humides ; le bachot il prend eau.

Ce n’était que trop vrai.

— Je m’en suis bien aperçu, dit Henri en souriant ; mais nous avons le temps de gagner le bord. Ne faites plus un mouvement, si vous ne voulez que nous coulions.

Les rames s’enfoncèrent et, sous une vigoureuse impulsion, l’embarcation parut gagner vers la rive.

Elle se trouvait maintenant à proximité du pont Rouge, devenu plus tard le pont de la Cité. Le Pont Rouge, de tragique mémoire, tant il s’était écroulé de fois, avait entraîné, en 1634, une procession dans la Seine et n’avait pu résister à la débâcle de 1709. On venait de le reconstruire quelques années plus tôt, en 1717 ; mais, sous l’eau, restaient encore des pilotis de l’ancien pont dont se défiaient les bateliers de la Seine.

Nos navigateurs ignoraient ce danger.

La barque vermoulue et pourrie qui portait Lagardère et ses compagnons s’en alla donner tout naturellement contre l’un de ces pieux et fut, en un clin d’œil, remplie d’eau jusqu’aux bordages.

Cette façon de naviguer n’était pas pour plaire au Gascon. Il avait toujours eu l’eau en horreur et son aventure de nuit, à la Courtille-Coquenard, n’avait pu les réconcilier ensemble. Aussi commençait-il à sacrer toute sa litanie.

— Pas de phrases, lui intima Lagardère. Mettons-nous à la nage et gagnons les pilotis du pont ; il nous sera facile de nous hisser jusqu’au sommet.

Il achevait à peine son dernier mot quand les plat-bords furent noyés à leur tour. Le bois spongieux de la vieille barque n’était même pas assez léger pour faire flotter les ferrures de son assemblement.

— Sais-tu nager, Berrichon ? demanda Passepoil au jeune homme.

— Comme un poisson, mon maître ; ne vous inquiétez pas de moi.

Les quatre navigateurs improvisés avaient été mis à l’eau sans un seul effort de leur part ; et maintenant, tirant la coupe ou exécutant de grandes brassées, chacun d’eux s’efforçait de gagner l’enchevêtrement des poutrelles.

Ce concours de natation improvisée ne tarda pas à amener sur la passerelle un grand rassemblement de badauds qui gesticulaient et hurlaient sans songer à aller chercher des ordres.

Quelques-uns cependant s’étant munis de gaffes attendaient que les nageurs eussent grimpé assez haut afin de pouvoir leur tendre la perche.

Ce fut un jeu pour le Bossu dont nous connaissons la souplesse et la force. Quant à ses compagnons, empêtrés qu’ils étaient par leurs vêtements et leurs rapières, ils avaient assez à faire pour leur compte et ne remarquèrent pas que Lagardère avait élevé au-dessus de sa tête la singulière besace dans laquelle se produisait une agitation insolite.

Il en sortit même un cri étrange que le bruit de l’eau et les exclamations des curieux empêchèrent de percevoir et auquel nul ne prit garde.

Maître Cocardasse, s’accrochant de ses grands bras aux poutrelles, y nouant