Page:Pavlovsky - En cellule, paru dans Le Temps, 12, 19 et 25 novembre 1879.djvu/51

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Je te vois là devant moi, mon pauvre ami ; je revois ton gros cou enveloppé d’une large serviette en guise de cravate, je vois ta grosse tête aux cheveux ras et tes petits yeux gris si pleins d’une bonté naïve ; je revois ta vieille capote montrant la corde ; j’entends ta voix calme et douce que viennent interrompre parfois de longs accès d’une toux asthmatique ; ta voix qui me conte les merveilles de la Petite Russie, où il y a tant, oh ! tant de pain qu’il y en a pour chacun !… Pourquoi ces mots « tant de pain » ressemblent-ils à un gémissement quand c’est toi qui les prononces ? Pourquoi ai-je pleuré plus d’une fois, me cachant la face dans l’oreiller de ma dure couchette d’hôpital, en me ressouvenant de tes paroles ?

« On nous chassait[1], scandes-tu, vers Pâques en 1866, ou bien était-ce en 1867 ? Est-ce cela ? Oui, c’est cela ! c’était bien en 1867 ; on nous chassait par le gouvernement de Poltawa. Nous eûmes un jour de halte à la ville de Poltawa. C’était le samedi saint : un ami et moi nous allâmes vers l’église de Saint Nicolas, à gauche près de la caserne ; nous y demandâmes l’aumône aux passants au nom de Notre Sauveur Jésus-Christ. Et vois-tu, frère, il n’y en eut pas un qui ne nous donnât quelque chose, ne fût-ce qu’un œuf rouge ou un morceau de pain. Hé, hé, hé ! nous ramenâmes tant de provisions au gîte, que tout le bataillon eut de quoi manger au réveillon de la nuit de Pâques. Ah oui ! ton pays est un beau pays, Ivan :

  1. Expression en usage chez les soldats pour désigner une marche forcée.