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LIVRE VI, § XV.

XV

Il y a des êtres qui tendent à exister ; d’autres tendent à n’exister plus. Même ce qui existe a déjà perdu une partie de son être. Des écoulements et des altérations successives rajeunissent sans cesse le monde, de même que le cours indéfectible du temps présente la durée infinie des siècles sous un aspect toujours nouveau. Sur ce fleuve[1], où tant d’objets courent en passant devant nos yeux, quel est celui qu’on devrait choisir en se flattant de pouvoir s’y arrêter ? Autant vaut se mettre à aimer un de ces passereaux[2] qui voltigent près de nous, et qui disparaissent déjà quand on les a aperçus à peine. Même pour chacun de nous, l’existence n’est guère autre chose[3] que la vapeur sortie du sang et la respiration puisée dans l’air. Aspirer l’air à un cer-

  1. Sur ce fleuve. Voir plus haut, liv. II, § 17, des idées et des expressions analogues. Cette métaphore est une des plus naturelles du monde ; et c’est ainsi que Lamartine a dit : « Ne pourrons-nous jamais sur l’Océan des âges, Jeter l’ancre un seul jour ? »
  2. Aimer un de ces passereaux. Image frappante et douce. Ceci, d’ailleurs, ne veut pas dire qu’il ne faut rien aimer, ni ne s’attacher à rien. Mais il faut connaître la valeur des choses et ne pas les estimer plus que leur prix, quelque chères qu’elles puissent être.
  3. L’existence n’est guère autre chose. Il n’est question ici que de l’existence matérielle, et elle n’est guère,