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PENSÉES DE MARC-AURÈLE.

vent. Mais peut-être diras-tu : « Ce sont là des choses dont les Dieux m’ont laissé maître. » Eh bien alors, ne vaut-il pas cent fois mieux te les procurer toi-même, et te servir avec pleine liberté de choses qui ne dépendent que de toi seul, plutôt que de t’agiter avec la bassesse d’un esclave[1] pour des choses qui ne dépendent pas de toi ? Mais qui t’assure que les Dieux ne prennent point une part dans les actions mêmes qui dépendent de nous[2] ? Essaie donc un peu de les prier comme je te le recommande, et tu verras. L’un fait cette prière : « Ô Dieux, faites que je couche avec cette femme ! » Et toi, fais-leur cette prière[3] : « Faites, ô Dieux, que je ne désire pas coucher avec elle. » Un autre prie ainsi : « Faites, ô Dieux, que je sois délivré de ce fléau. » Toi, au con-

    c’est dans les Pères de l’Église que l’analyse devait être poussée à peu près aussi loin qu’elle peut l’être.

  1. La bassesse d’un esclave. C’est un écueil que la piété la plus sincère ne sait pas toujours éviter, quand elle n’est pas assez intelligente et désintéressée.
  2. Une part dans les actions mêmes qui dépendent de nous. C’est la question la plus ardue que la morale et la théologie puissent se poser. C’est beaucoup déjà que le Stoïcisme l’ait soulevée ; mais elle n’a été approfondie que par le Christianisme et surtout par saint Augustin ; il n’y en a pas de plus importante, ni de plus obscure. La plupart des philosophes spiritualistes l’ont négligée ou ignorée.
  3. L’un fait cette prière… et toi, fais-leur cette prière. On pourrait trouver ici comme une réminiscence lointaine du Discours sur la montagne, Saint Matthieu, ch. V, versets 21 et suivants. Mais il n’y a aucune pro-