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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

pierres, du bois, des figuiers, des vignes, des oliviers ; les gens un peu plus sensés[1] s’attachent plutôt aux êtres doués

    plus léger et plus subtil que la nature ». Si l’une des deux théories doit être sacrifiée à l’autre, c’est celle qui explique le moins de faits, — la première, qui ne concerne que le vivant et détruit le principe de la hiérarchie des êtres ; il semble, d’ailleurs, que les Stoïciens, avertis de la contradiction, aient essayé de rajuster leur doctrine ; du moins, lorsque Marc-Aurèle raconte à son tour l’histoire du germe humain (X, 26), omet-il l’action de l’air aspiré, et ne cherche-t-il plus à expliquer la naissance de l’âme que par la transformation des aliments, qui nourrissent et fortifient la flamme intérieure. Quoi qu’il en soit, les Stoïciens n’ont cessé de soutenir qu’il y a le même progrès de la nature à l’âme que de la simple détermination à la nature, et que l’âme de l’homme passe par ces divers états. Elle achève son évolution et devient l’ἔξις la plus subtile, la plus sèche et la plus chaude, lorsque — à partir de la troisième semaine (Plutarque, Plac. phil., IV, 23, fin) — nous communions, pour ainsi dire, « non seulement par la respiration avec l’air extérieur, mais par l’intelligence avec la raison universelle » (VIII, 54). La distinction de l’âme et de l’âme raisonnable est faite plusieurs fois dans les Pensées (III, 16 ; XII, 30, etc.).

    Tels sont les différents états et les différents noms de l’ἔξις stoïcienne. On ne s’étonnera pas si ces états sont toujours distingués et ces noms néanmoins confondus souvent. Voici, d’abord, le mot ἔξις, qui est un terme générique comme ποιότης et qui exprimera cependant, par opposition à toute autre, la détermination la plus simple, celle des choses inanimées. D’autre part, ψυχὴ peut désigner non seulement l’âme vivante, mais la raison, ou âme raisonnable ; et il ne paraîtrait certes pas étrange d’entendre un Stoïcien nommer « âme végétative » la « nature » du fœtus. Enfin, la nature universelle, qui n’est pas différente de la raison universelle, ne porte ce nom que parce qu’on considère le présent (supra IV, 36) comme l’embryon de l’avenir. N’est-ce pas, du moins, ce qu’implique la définition citée par Diogène (VII, 148) : « Les Stoïciens entendent par nature soit ce par quoi est le monde, soit ce qui sur terre fait sortir le fruit de la semence. La nature est une détermination première, douée d’une activité propre, qui, en des temps déterminés et conformément aux raisons séminales, achève et fait être ce qui résulte d’elle, et dont elle prend les éléments de divers côtés, dans d’autres choses toutes semblables » ?

    Φύσις δὲ ποτὲ μὲν ἀποφαίνονται τὴν συνέχουσαν τὸν κόσμον, ποτὲ δὲ τὴν φύουσαν τὰ ὲπὶ γῆς. Ἔστι δὲ φύσις ἔξις ἐξ αὐτῆς κινουμένη, κατὰ σρερματικοὺς λόγους ἀποτελοῦσά τε καὶ συνέχουσα τὰ ἐξ αὐτῆς ἐν ὡρισμένοις χρόνοις, καὶ τοιαῦτα δρῶσα ἀφ′ οἷων ἀπεκρίθη.

    J’ai reproduit ce texte en entier parce qu’il contient deux fois, en quatre ou cinq lignes, le verbe συνέχειν qu’emploie aussi Marc-Aurèle dans la présente pensée. On retrouverait le même mot dans le passage de Sextus Empiricus (adv. Math., IX, 81) que j’ai cité plus haut, et dans la définition de l’ἔξις rapportée par Plutarque (de Stoïc. repugn., 43 : ὑπὸ τούτων γὰρ συνέχεται τὰ σώματα), à laquelle je me suis borné à faire allusion. C’était donc un terme consacré dans la langue philosophique des Stoïciens. Le sens en ressort très nettement de l’analyse étymologique : le préfixe σὺν- indique une unité faite de l’assemblage d’éléments divers ; le verbe ἔχειν — de la même famille que le substantif ἔξις — indique l’existence indépendante, ou plutôt ce semblant d’indépendance qu’est pour nous l’existence. On aurait donc pu traduire à peu près littéralement les mots τὰ κτλ. συνεχόμενα par « les choses qui ont pour principe de leur unité et de leur existence même une simple qualité première ou nature ». J’ai préféré une expression peut-être moins explicite, mais plus concise. J’ai d’ailleurs été guidé dans mon interprétation par les synonymes que les Stoïciens eux-mêmes donnaient à συνέχεσθαι : διοικεῖσθαι, ou bien εἰδοποιεῖσθαι et σχηματιζεσθαι (Plutarque, Virt. mor., 12, — et de Stoïc. repugn., 43 = p. 1054 A, fin : textes cités ou mentionnés ci-dessus). La traduction de M. Couat ne m’a pas paru désigner peut-être assez nettement l’ἔξις et la φύσις comme des principes organisateurs ou formels.]

  1. [Couat : « un peu plus sages. » — Cf. la note suivante. — Il y a dans le texte grec une anacoluthe qui disparaît si l’on rétablit, après les mots : τὰ δὲ ὑπὸ τῶν ὀλίγῳ μετριωτέρων, le participe θαυμαζόμενα, ou un synonyme, qu’aurait oublié un scribe.