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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

plus nombreux, ou plutôt que tout se produise à la fois dans cette unité universelle que nous nommons le monde[1].

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Si l’on te demandait comment s’écrit le nom d’Antonin, tu énumérerais sans faire aucun effort chacune des lettres qui le composent. Mais si l’on se mettait en colère, irais-tu t’y mettre toi-même et ne continuerais-tu pas à compter doucement ces lettres une à une ? Souviens-toi donc qu’il en est de même dans la vie. Tout devoir est un total de plusieurs temps[2]. N’en omets aucun : et sans te troubler, sans répondre à la mauvaise humeur par la mauvaise humeur, suis la route qui mène à ton but.

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N’y a-t-il pas quelque cruauté[3] à empêcher les hommes de s’élancer vers l’objet qu’ils croient leur convenir[4] et leur être

  1. [Cette unité universelle est aussi un être, doué d’un corps et d’une âme : nous l’avons vu souvent ; et la comparaison même en laquelle se résume cette pensée suffirait à le démontrer. Comme M. Couat et M. Stich, je propose de rejeter les mots καὶ γεννητῷ que donne le manuscrit A entre ἑνί τε et καὶ σύμπαντι. L’intrusion dans le texte de ces mots qui n’ont aucun sens peut s’expliquer par la prononciation identique des deux groupes de lettres ΓΕΝΝΗΤ et ΙΕΝΙΤ : celui-ci aura été lu deux fois.]
  2. [Couat : « Tout devoir est composé d’un certain nombre de degrés. Observe tous ces degrés. » — Si les mots οί ἀριθμοὶ τῶν καθηκόντων ne peuvent passer littéralement dans la traduction, du moins celle-ci ne doit elle pas dissimuler le tour d’esprit ou l’intention de philosophes qui recouraient à la terminologie des mathématiques pour définir le devoir. Où ils ont écrit « nombre », je transcris « total » et « temps ». L’expression curieuse qui nous arrête a été déjà rencontrée dans les Pensées (III, 1). Nous avons cité à ce propos un texte de Cicéron, qu’on retrouve en grec dans Diogène Laërce (Cicéron : omnes numeros habet ; Diogène, VII, 100 : ἀπέχει τοὺς ἐπιζητουμένους ἀριθμούς), et d’où il résulte qu’elle était consacrée par la tradition de l’école. Avant que Bentham n’imaginât « l’arithmétique » des plaisirs, les Stoiciens avaient pratiqué celle du devoir.

    Non qu’il s’agit pour eux d’établir une comparaison entre les devoirs, comme pour Bentham entre les plaisirs. Ils estimaient que tous les κατορθώματα, ou, comme dit Marc-Aurèle (supra III, 16, note finale), tous les καθήκοντα se valent, étant tous harmonieux et parfaits. Mais chaque devoir est un ensemble d’obligations particulières : si chacune était exprimée numériquement, les nombres constitutifs du total varieraient suivant les devoirs, non le total lui-même. Ainsi d’autres harmonies — dont les nombres sont les éléments différemment combinés — se résument toujours en des rapports fixes.

    Si l’on admet cette interprétation, on ne s’étonnera pas plus de rencontrer l’expression οί ἀριθμοὶ τοῦ καθήκοντος dans Marc-Aurèle que, dans Platon (Lois, 668, D), les mots οί ἀριθμοὶ τοῦ σώματος, ou, chez tous les rhéteurs, οί ἀριθμοὶ τῆς λέξεως.]

  3. Πῶς ὠμόν. Le sens de la phrase indique clairement qu’il faut écrire πῶς οὐκ ὠμόν, déjà proposé par Casaubon.
  4. [Couat : « vers ce qui leur paraît les toucher et leur être utile. » — De même, trois lignes plus bas : « comme vers des choses qui les touchent et leur sont utiles. » — Sur le sens d’οἰκεῖον, cf. supra VI, 19, en note. Il peut, d’ailleurs, être déformé ici par le voisinage de φαινόμενα, tout comme celui de καθῆκον lui-même à la pensée III, 16.]