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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

utile ? Cependant tu les en empêches en quelque manière quand tu t’indignes de leurs fautes. Ils s’y portent en effet tout entiers comme vers l’acte qui convient et leur est utile. — Mais c’est faux. — Borne-toi donc à les instruire et à les éclairer, sans t’indigner.

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La mort est le repos des sens, qui cessent de répondre au choc des objets extérieurs ; des désirs, qui ne nous agitent plus comme des marionnettes ; de l’intelligence, dont elle épargne les démarches : c’est la fin du service que nous demande la chair[1].

  1. [Couat : « La mort est le repos des impressions contraires que cause la sensation, des agitations que donne le désir, des démarches que demande l’intelligence et du service que nous impose la chair. »

    Nous différons surtout dans l’interprétation des mots αἰσθητικὴ ἀντιτυπία, dont M. Couat s’est borné à faire l’analyse étymologique (αἰσθητικαὶ τυπώσεις ἐναντίαι), et où j’ai cherché une définition de la sensation. Le présent texte compléterait naturellement ceux que j’ai rassemblés dans une note antérieure (l’avant-dernière à la pensée V, 26) et d’où j’ai essayé de déduire la théorie de ce phénomène. On a vu que les Stoïciens, en général, faisaient consister les sens en « des souffles allant du principe directeur aux organes » ; mais qu’au dire de Marc-Aurèle, la sensation ne sort pas du corps, et que « les choses extérieures ne touchent point l’âme ». Je m’autoriserais volontiers du mot ἀντιτυπία que je rencontre ici pour ajouter que tous les Stoïciens, et même Marc-Aurèle, ont vu dans la sensation un mouvement en deux temps : d’abord un choc, puis le « contre-coup ». Mais, tandis que, pour les autres Stoïciens, l’ébranlement de ce choc se propageait jusqu’à l’âme, qui le renvoyait à l’organe intéressé, le mouvement avait pour Marc-Aurèle une ampleur beaucoup moindre.

    À l’appui de cette interprétation, on me permettra de faire valoir deux arguments. D’abord, c’est la seule qui conserve à ἀντιτυπία son sens usuel et littéral : les autres (Pierron : « le combat que se livrent les sens ; » Michaut : « les ébranlements de la sensibilité »), même celle de M. Couat, qui semble pourtant porter en soi sa justification, ne sont autorisées par aucun lexique. — En second lieu, l’expression ὁρμητικὴ νευροσπαστία, dont j’ai tâché de donner partout la même traduction, est familière à Marc-Aurèle : on ne la rencontre pas moins de quatre fois dans les Pensées (II, 2 ; III, 16 ; VI, 16 et ici), et, sauf une, toujours accompagnée d’une expression symétrique, soit τυποῦσθαι φανταστικῶς, soit αἰσθητικὴ ἀντιτυπία. N’est-il pas naturel de chercher une certaine correspondance entre les sens et les usages de ces trois locutions ? Est-il donc si étonnant qu’ici la définition de la sensation remplace celle de la représentation (cf. supra III, 16, 5e note ; V, 26, avant-dernière note), à côté de celle des impulsions instinctives ou des mouvements de la sensibilité morale ? Je pourrais ajouter, d’accord cette fois avec M. Couat : à côté aussi de la définition du raisonnement. Car le raisonnement, c’est l’intelligence en marche, progressant d’une idée à l’autre et cherchant une issue ; plus simplement, c’est l’acte de la pensée discursive ; et c’est bien là ce qu’expriment à la lettre les mots διανοητικὴ διέξοδος

    Je dois signaler maintenant dans cette même pensée — car le désaccord est considérable — les expressions que ni M. Couat ni moi n’avons pu entendre comme les autres traducteurs français. Nous avons pu prendre διέξοδος, que je viens de définir, et λειτουργία, qui n’est pas δουλεία, et dont une pensée antérieure (V, 31) a fixé le sens, dans leur acception habituelle. Traduire, comme Pierron et M. Michaut, le premier de ces mots par « écarts » ou « égarements », et le second par « servitude », c’est ajouter témérairement une ligne à la page où les dictionnaires les définissent ; c’est