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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

attention, si encore cela est vrai[1]. Mais ce qu’il faudrait examiner, c’est quelle âme avait Socrate, s’il savait se contenter d’être juste avec les hommes, pieux à l’égard des Dieux, sans s’indigner contre la méchanceté des uns, sans s’asservir à l’ignorance de personne ; s’il n’accueillait point comme n’étant pas faits pour lui les événements que lui réservait l’univers, ou s’il ne les subissait pas comme un fardeau intolérable ; si son esprit ne sympathisait pas avec les ébranlements de sa chair [passive][2].

  1. [Couat : « C’est à tous ces points que l’on s’arrête le plus volontiers pour en contrôler l’exactitude, » et, en note :

    « περὶ οὗ καὶ μάλιστ´ ἅν τις ἐπιστήσειεν, εἳπερ ἀληθὲς ἦν. Ménage a proposé, à tort selon moi, ἀπιστήσειεν. Il rapporte περὶ οὗ au dernier membre de phrase seul, où il est fait allusion à la démarche de Socrate dans les rues. Traduction : « on peut douter de la vérité de ce fait. » Mais, à mon avis, περὶ οὗ se rapporte à tout ce qui précède, à l’ensemble des faits énumérés dans la phrase. Marc-Aurèle ajoute que tous ces faits sont ce dont on s’occupe le plus volontiers à propos de Socrate, tandis qu’il faudrait surtout connaître le fond de son âme.

    « Cette phrase, ajoute M. Couat, a été mal comprise parce qu’on a voulu y voir un éloge de Socrate qui n’y était pas. Marc-Aurèle veut montrer, par l’exemple du plus réputé des sages, que la valeur morale consiste non dans l’acte, mais dans l’intention et dans l’effort. Or, cette intention, cet effort ne sont pour ainsi dire connus que de leur auteur. On peut constater les effets de la vertu de Socrate, mais non cette vertu elle-même. L’allusion à la manière dont Socrate portait haut la tête surprend tout d’abord à la fin de la phrase. Marc-Aurèle a terminé par ce détail anecdotique pour mieux faire voir combien le jugement des hommes s’attache à de petites choses. »

    On peut admettre, au début de cette phrase, les mots περὶ οὗ et les comprendre comme M. Couat, encore que le pluriel περὶ ὧν eût été moins équivoque. Mais, dans la dernière proposition, tout étonne : le temps employé (l’imparfait ἦν), et même l’emploi d’un verbe ; puis le doute même que semblerait concevoir Marc-Aurèle sur le courage de Socrate devant la mort, sur son habileté dans la discussion, sur son rôle dans l’affaire de Léon de Salamine. Cette fin de phrase ne se comprend que si on ne l’applique qu’à ce qui est rapporté du maintien et de l’allure de Socrate ; mais alors περὶ οὗ n’a plus le sens que lui donne M. Couat ; il n’en a plus aucun, car c’est la phrase entière qui ne s’explique plus. Cette contradiction de ses deux parties dénote une glose : elle condamne sinon la ligne tout entière, que M. Slich admet difficilement, du moins les trois mots : εἳπερ ἀληθὲς ἦν. L’addition de ceux-ci s’expliquera aisément par une méprise d’un lecteur ou d’un scribe sur le sens d’ἐϐρενθύετο et la portée de περὶ οὗ ; dans une certaine mesure, elle garantit ce singulier.

    J’ai exprimé ci-dessus mon doute en écrivant en italiques la traduction d’εἳπερ ἀληθὲς ἦν.]

  2. [Couat : « avec les impressions de sa chair. » — Cf. supra III, 6, 4e note. — Sur les deux sens possibles des mots « sympathie » et « sympathiser » chez Marc-Aurèle, cf. supra V, 26, 4e et 6e notes. Les Stoïciens n’ont pas toujours dû faire ce distinguo ; ceux-là seuls s’y sont contraints qui, sacrifiant la vérité psychologique à l’idéal moral, ont admis comme un dogme que « les choses extérieures ne touchaient point l’âme ». Nous avons vu que, pour Marc-Aurèle lui-même (V, 19 : note rectifiée aux Addenda ; VI, 11, et la note), ce dogme n’était ni absolu ni intangible. Au temps de Cléanthe, il n’existait pas encore, comme en témoigne une phrase de ce philosophe rapportée par saint Grégoire de Nysse, qui contredit formellement le μὴ… ἐμπαρέχων συμπαθῆ de Marc-Aurèle : Συμπάσχει γὰρ ἡ ψυχὴ τῷ σώματι νοσοῦντι καὶ τρεμομένῳ, καὶ τὸ σῶμα τῇ ψυχῇ.]