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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

il t’est possible de l’effacer immédiatement. Que si la cause de ton affliction est dans ta disposition intérieure, qui t’empêche de rectifier tes principes[1] ? Si enfin tu es affligé parce que tu n’accomplis pas tel acte qui te paraît bon, pourquoi ne l’accomplis-tu pas plutôt que de t’affliger ? — Mais quelque chose de plus fort que moi s’y oppose. — Alors ne t’afflige point, car la cause de ton impuissance ne dépend pas de toi. — Mais il ne vaut pas la peine de vivre si je ne fais pas cela. — Sors donc de la vie sans amertume, ainsi que meurt celui qui accomplit ce qu’il a résolu, et sans en vouloir à ce qui t’a fait obstacle[2].

  1. [Cette pensée accuse nettement la valeur propre du mot δόγμα parmi les divers termes par lesquels les Stoïciens désignent le « jugement ». Κρῖμα, à la première phrase, n’exprime qu’un jugement particulier, que nous portons à un moment donné sur une chose donnée. Le dogme est un jugement fixe, résultant d’expériences antérieures, et promu à la dignité de règle de conduite. Non seulement notre action, mais la « disposition » dans laquelle nous agissons, le fond même de notre être moral dépend de lui. Il peut d’ailleurs, comme tout jugement, être redressé, à la suite d’une expérience nouvelle qui le condamne.]
  2. [Marc-Aurèle n’a consacré à la mort volontaire que de rares et courts passages de ses Pensées ; à vrai dire, les circonstances de sa vie — qui ne pouvait être celle d’un Caton ou d’un Thraséas — ne devaient pas lui en rendre l’idée bien familière. Même le nom stoïcien du suicide (ἐξαγωγὴ) ne se rencontre pas dans son livre. Malgré tout, nous pouvons essayer de rassembler son témoignage sur la question et le confronter avec la doctrine de l’École.

    Toute doctrine stoïcienne du suicide commence par affirmer que la vie et la mort sont choses indifférentes. Il s’agit d’établir que l’acte par lequel on choisit entre elles ne l’est pas. Toute ou presque toute la théorie intermédiaire manque dans les Pensées. Mais on y trouvera le dogme initial et la conclusion. L’un est nettement formulé en plusieurs passages, notamment à la fin de l’article II, 11, et au milieu de l’article V, 29 ; l’autre est impliquée dans cette affirmation du début du livre III que, pour choisir le temps de « se donner congé » (ἐξάγειν ἑαυτόν), comme pour accomplir le devoir en sa perfection, il faut « une raison exercée ».

    Marc-Aurèle n’a guère considéré que deux cas possibles de mort volontaire. Il nous indique l’un aux articles 8 et 32 de son livre X. Là, c’est la seule crainte d’une défaillance qui le fait penser à quitter la vie. « Sois résolu à t’en aller, si tu perds la vertu. À quoi bon vivre sans vertu ? » — À la pensée V, 29, et ici, il s’engage à partir si un obstacle extérieur empêche l’action qu’il a jugée digne de lui : exercice de la raison et accomplissement du devoir, surtout du devoir de solidarité. Cette fois, le suicide est la dernière résistance à une contrainte immorale, et l’affranchissement.

    Ces deux cas sont contestables, et surtout le premier. Si la mort, qui est indifférente, vaut mieux que la déchéance morale, qui est mauvaise, quelque chose vaut mieux que la mort, c’est la vertu. Le suicide par crainte de défaillance n’est qu’une compromission ; c’est déjà une défaillance. Aussi, Marc-Aurèle ne le recommande-t-il que comme un moindre mal à défaut du bien. — Au contraire, il n’est pas douteux qu’à son avis, dans les circonstances qu’il suppose ici même, la mort soit le meilleur et le seul parti à prendre. Il ne s’agit d’ailleurs pas de choisir entre un bien et un mal, ni entre une chose indifférente et un bien : tout comme la mort, la contrainte extérieure que nous pouvons subir doit nous être, semble-t-il, indifférente, puisqu’elle n’affecte que notre action, non notre volonté, et qu’elle peut devenir elle-même (IV, 1) une matière à exercer notre vertu. Mais il y a des degrés dans l’indifférence ; certaines choses, sans être bonnes, sont souhaitables (προηγμένα : cf. la