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Celui qui n’a pas dans la vie un but unique, toujours le même, ne peut pas non plus n’être qu’un seul et même


donné. Le dernier venu des grands Stoïciens, Marc-Aurèle ne pouvait éviter de souscrire à une doctrine qui, de Caton jusqu’à Épictète, avait fait tant de héros; mais, comme les fatalités extérieures pèsent moins sur un empereur que sur un esclave, un chef vaincu, ou le sujet d’un tyran, comme aussi l’auteur des Pensées avait (voir les derniers mots de celle-ci) une âme pieuse et sainte, ce n’est plus l’affranchissement, c’est la résignation qu’il a demandée à la philosophie sous le nom de liberté. Trouvant, d’ailleurs, en sa piété et en sa foi le même réconfort et la même assurance que les autres dans l’orgueil de leur dignité et le sentiment de la beauté morale du rôle qu’ils jouaient, il n’a pas plus qu’eux cherché au delà, et jamais n’a pensé que cette liberté fût illusoire et eût besoin d’èlre démontrée.

Ici pourtant, le problème s’est élargi et transformé. C’est à peine s’il est question — vers la fin de la pensée— « des événements contre lesquels on ne doit pas se révolter ». On ne dit même plus qu’ils ne nous atteignent point. Nous sommes passés, avec MarcAurèle, de la psychologie à la métaphysique: l’affirmation de la liberté se heurte à celle du déterminisme universel. La question maintenant se pose ainsi: quels sont les rapports de l’homme, non avec les choses, mais avec la Nature, avec Dieu? MarcAurèle n’hésite pas à répondre que nous avons le choix entre l’obéissance et la révolte, — avec la certitude de notre impuissance, si nous nous révoltons (supra VI, 42). C’est, d’ailleurs, la réponse ordinaire des Stoïciens à pareille demande; mais ce qui distingue peut-être Marc-Aurèle de tous les autres, c’est la modestie et l’aisance avec lesquelles il la fait. Comme lui, les autres, sans se préoccuper du résultat de leur action, ont déclaré se contenter de la liberté de leur effort; comme lui, ils ont été fiers de dire: « Je supporte, » et: « J’obéis à Dieu. » (Ici: où Seivôv oJv... àneiOè; eîvoii, et plus loin : o j \ihToi avérai...). Mais ensuite un mouvement de vain orgueil leur faisait reprendre ce pénible mot d’obéissance: « Je ne me soumets pas, je donne mon assentiment » (Sénèque, ad Lucilium, 96; cf. supra X, 28, en note). Nous avons vu au contraire (X., 28; cf. encore VI, II2) qu’à l’endroit même où Marc-Aurèle définissait la collaboration libre à l’œuvre de Dieu, cette liberté, ou, comme eût dit Sénèque, cet assentiment, n’avait pas perdu le nom d’obéissance. Ici, c’est à trois reprises et sous trois formes différentes que Marc-Aurèle exprime notre dépendance: non seulement, il nous invite à « supporter» et à « obéir », mais à « observer la consigne ».

Il est vrai que cette consigne, c’est notre nature elle-même qui la réclame, car elle est d’accord avec la raison universelle (cf. supra V, 3, note finale). Quand nous avons la claire conscience de cet accord, c’est ainsi nous-mêmes qui nous donnons la loi. « Autonomes » et « libres », ces deux mots se définissent l’un par l’autre (supra VI, iG). Or, qui nous empêche d’être dignes de l’autonomie et d’atteindre la liberté? Nous seuls, nos passions, c’est-à-dire notre raison qui s’abandonne, quand elle pourrait rester maîtresse d’elle-même. C’est donc contre nous-mêmes que nous devons soutenir « la lutte glorieuse » (supra III, 4); la liberté en est l’arme, et surtout elle en est le prix, la liberté qu’on appelle sÇouaia, quand on ne voit encore en elle qu’un moyen (supra V, 10, note finale), et sj.suOepia, quand elle est vraiment (VII, 6g) la «perfection morale».

C’est pour se démontrer la réalité de cette liberté relative que Marc-Aurèle a commencé cet article par l’analyse de notre être. Ce qui, pour lui, s’oppose à la raison s’y oppose, sans doute, parce que cela, dans l’homme, n’est pas purement humain; mais surtout parce que cela est contraint et serf. nei’OeaOai Tij Tùv ôxwv SiaTàEei, — ncipaxpa-eîaflai, — C<naxo’jciv Toî; Ôxoi;, — It-jv |iéveiv, — (n’aiov ènitâaseTai, — il était difficile d’exprimer par une accumulation d’expressions plus énergiques la violence faite à la partie animale de l’homme. Mais, à supposer le contraste plus complet encore entre la chair ou le souffle et l’âme raisonnable, ce divorce n’est-il pas, en un sens, la ruine de toute la théorie? L’homme peut-il donc n’être, comme l’a dit Marc-Aurèle (VIII, 4o), que son corps ou que sa raison? Rien de plus que la nature qui le définit? Quand nous parlons de notre volonté et de notre liberté, est-ce seulement de la liberté et de la volonté de notre nature?| [ocr errors][ocr errors]