Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/266

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
262
BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

l’homme en corps et en âme (c’est-à-dire en âme raisonnable) : même il lui arrive de ramener l’opposition de l’âme et du corps à celle de la cause ou forme et de la matière (infra IV, 21, note finale, et IV, 40), — entre lesquelles, du moins, il est sûr qu’il n’y a pas place pour un troisième principe. Mais on peut aussi trouver dans certaines Pensées (II, 2 ; VIII, 56 ; XII, 3), entre les noms du corps et du principe dirigeant, celui d’une autre partie constitutive de l’homme, le « souffle » (πνευμάτιον) ; dans d’autres (infra IV, 4, note finale ; XI, 20, ibid.), la flamme (τὸ πυρῶδες… ὄσον ἐγκέκραται) est jointe à ce souffle, et le mélange de ces deux éléments distingue de la raison, qui semble, ainsi considérée, malgré les dénégations de Zénon, comme une quinta natura. Il paraît assez naturel (infra V, 33, note finale) de reconnaître en ce souffle et cette flamme l’âme animale qui est en nous ; et, par suite, assez aisé de ramener ce nouveau partage de l’homme à la division traditionnelle en corps et en âme : c’est cette dernière qui est dédoublée en âme animale et en raison. On peut, dès lors, se demander si la partie n’a pas reçu ici le nom du tout ; si, par opposition à la raison, ψυχή devenu synonyme de πνευμάτιον, ne peut pas désigner ici l’âme animale, — de même qu’ailleurs (infra IV, 3, 7e note ; V, 33, note finale), par opposition au souffle, il désignera la raison : les deux énumérations σωμάτιον, πνευμάτιον, νοῦς (XII, 3) et σῶμα, ψυχή, νοῦς veulent au moins être confrontées. — Or, l’assimilation de l’une à l’autre est interdite par les mots ψυχῆς ὁρμαί, du moment que dans la pensée (XI, 20) où « l’air et la flamme » sont peut-être le plus nettement séparés de la raison, c’est à cette dernière que Marc-Aurèle, comme tous les Stoïciens, attribue non seulement nos instincts droits et nos sentiments raisonnables, mais aussi nos passions, c’est-à-dire, en somme (voir deux notes plus bas), toutes les ὁρμαί, bonnes ou mauvaises, qu’on n’observe que dans l’homme.]


Même pensée, note finale (page 45, note 4) :


4. [J’ai réservé pour une note finale l’examen de la conjecture de Gataker que M. Couat avait adoptée d’abord (cf. quatre notes plus haut). Elle est certes élégante et séduisante : très simple, puisqu’elle se réduit à la transposition d’une ligne ; très claire, puisqu’elle laisse aux mots leur acception naturelle. Je n’en puis mieux montrer les mérites qu’en empruntant au premier manuscrit de M. Couat, pour la reproduire ici, la traduction de tout le passage :

« Être tiré en sens divers par l’instinct est aussi un privilège des bêtes, des androgynes, d’un Phalaris, d’un Néron, de ceux qui ne croient pas aux dieux, de ceux qui trahissent leur patrie, de ceux qui osent tout faire, une fois la porte fermée. Si ces facultés appartiennent aussi aux diverses catégories que j’ai nommées, quel est donc le bien propre à l’homme vertueux ? C’est de prendre pour guide sa raison dans la pratique de ce qui lui apparaît comme le devoir, d’aimer et d’accueillir, etc. »

Mais cette lecture n’appelle-t-elle pas quelque objection ? Dans une note qu’il est inutile de reproduire en entier, M. Couat lui reproche d’abord de n’être qu’une conjecture : et cette critique est sans réplique, si la correction n’était pas nécessaire. — En second lieu, Gataker aurait eu le tort de sacrifier la « hiérarchie des êtres ». J’ai cité plus haut (1re note de la pensée) les termes mêmes de l’objection et essayé de montrer qu’elle ne portait pas. — Nous n’avons donc à examiner que le premier grief : la correction serait-elle inutile ?

« Le texte traditionnel, » écrit M. Couat, « ne paraît pas d’abord d’une interprétation facile. Les athées, les traîtres, les débauchés ont l’intelligence, [même la raison,] mais s’en servent-ils, comme l’aurait prétendu Marc-Aurèle, « ἐπὶ τὰ φαινόμενα καθήκόντα » ? Il est impossible, dira-t-on, qu’il ait pu s’exprimer ainsi. — Si l’on traduit ces mots, comme je l’ai fait, par « ce qui leur paraît convenable », le sens est satisfaisant. Le mot καθὴκον diffère essentiellement d’ἀγαθὸν et a un sens très relatif. La classe des καθήκοντα comprend bien des degrés. En ajoutant au mot καθήκοντα le participe φαινόμενα, Marc-Aurèle en a encore atténué la signification, au point de l’identifier presque avec le mot τὰ συμφέροντα, l’utile. Je reconnais, d’ailleurs, que, dans les autres endroits où l’auteur emploie le mot καθῆκον, il lui donne le sens de « ce qui convient à l’homme de bien », c’est-à-dire « le devoir ».

Si favorable que soit ou semble être cet aveu à la conjecture de Gataker, je n’hésiterais pas, pour ma part, à l’aggraver en distinguant l’usage de Marc-Aurèle de celui des autres Stoïciens, au moins des Stoïciens dont Diogène (VII, 107) et Stobée