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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

tracé dans la trame de l’univers ; cette action, il la donne belle[1], et il est persuadé que ce rôle est bon. En effet, la destinée impartie à chacun est influencée par l’ensemble des choses et influe à son tour sur elles[2]. Il se rappelle que tous les êtres raisonnables sont unis par un lien de parenté et que, s’il est dans la nature humaine de s’intéresser aux hommes, il

  1. [Couat : « Il ne s’inquiète que de diriger sa propre activité et sans cesse médite sur le rôle qui lui est tracé dans la trame des lois de l’univers ; il fait en sorte que cette activité soit utile. » — « Utile » ne traduit pas καλά ; dans la première proposition, c’est μόνον et non μόνα que M. Couat a lu : deux méprises dont l’une est facilement réparable, mais dont l’autre décèle peut-être une erreur plus grave, portant sur toute une phrase. Prise en soi, l’interprétation que M. Couat propose des mots πρὸς ἐνέργειαν ἔχειν (« mettre en œuvre, faire agir, diriger ») est, sans doute, fort plausible ; on pourrait même la préférer à la traduction courante, qui fait de l’expression grecque une périphrase neuve ou rare de même sens que le verbe ἐνεργεῖν : en effet, pour la concision, la simplicité et la clarté du discours, il semble qu’un seul mot, ce verbe, eût mieux valu. — Mais la traduction du verbe πρὸς ἐνέργειαν ἔχειν entraîne celle de son régime, le possessif neutre τὰ ἑαυτοῦ. On « applique son activité à ses affaires » (Pierron), « à sa vie » (Michaut), on accomplit telles actions, — mais on met en œuvre ses facultés, on dirige son activité. Or, des mots action et activité, il n’en est qu’un, le premier, qui puisse être ici qualifié par le mot « seule ». Quand j’écris que le sage « n’accomplit pas d’autre action que celle qui lui est propre », je laisse entendre que le vulgaire s’occupe, comme on dit vulgairement, des affaires d’autrui ; et cela est d’accord avec le sens général de la pensée ; c’est l’idée même de la seconde phrase ; enfin, c’est au même sens qu’aboutit la traduction de M. Couat, qui implique la correction de μόνα. — Au contraire, si j’accepte l’autre interprétation de πρὸς ἐνέργειαν ἔχειν, en rendant à μόνα sa valeur et sa place dans la phrase, et si j’écris que le sage « ne songe à diriger que sa propre activité », n’en conclura-t-on pas que Marc-Aurèle reproche au vulgaire (ἰδιώτης) d’entreprendre sur la liberté d’autrui ? Or, Marc-Aurèle a dit, une ligne plus haut, φανταζόμενον, mais non pas κελεύοντα, ou κωλύοντα.

    Par contre, j’ai emprunté à M. Couat son procédé de traduction de τὰ ἑαυτοῦ. C’est une sérieuse difficulté de trouver un nom abstrait assez vague et assez précis pour traduire le neutre du texte grec. Le mot « affaires » (Pierron) ne peut être qualifié par καλά ; le mot « vie » (Michaut) est cherché un peu loin. À l’exemple de M. Couat, j’ai tiré le régime du verbe lui-même.

    Enfin, j’ai voulu donner à ma traduction un tour tel que le sage ne pût passer pour égoïste. On se souviendra que « l’action qui nous est propre » est celle de l’être raisonnable et sociable.]

  2. ἡ γὰρ ἑκάστῳ… συνεμφέρεταί καὶ συνεμφέρει. — Cette phrase a donné lieu à des discussions d’autant plus longues que les deux verbes employés ici par Marc-Aurèle ne se trouvent nulle part ailleurs. Il n’y a pas d’autre moyen de les expliquer que de chercher comment cette phrase se rattache à la précédente et de prendre ces deux mots dans le sens indiqué par les prépositions dont ils se composent. L’idée exprimée dans la phrase précédente est que la destinée de chacun est prévue par les lois qui régissent l’ensemble des choses, sans que pour cela son activité cesse d’être libre. La phrase que nous examinons vient à l’appui de cette idée, comme le prouve la conjonction γάρ. D’autre part, le verbe composé συνεμφέρειν à l’actif ou au passif doit exprimer l’idée d’apporter, de concert avec d’autres, quelque chose dans un lieu quelconque, ou dans une entreprise quelconque, ou, en meilleur français et plus brièvement, l’idée de contribuer à quelque chose. Le philosophe veut donc dire que la destinée de chacun est le résultat de l’apport de toutes les destinées particulières qui constituent l’ensemble du monde, et qu’à son tour elle apporte dans cet ensemble sa propre impulsion. Entre l’individu et le monde il y a échange et réciprocité d’action. Cette idée est tout à fait conforme à la doctrine stoïcienne.