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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

éphémères et de peu de prix ; hier un peu de glaire[1], l’homme demain sera une momie ou de la cendre. Passons donc conformément à la nature ce temps imperceptible de notre vie, et détachons-nous d’elle avec sérénité, comme une olive mûre, qui tomberait en louant la terre qui l’a nourrie, et en remerciant l’arbre son père.

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Il faut être semblable au promontoire contre lequel se brisent sans cesse les flots : il tient bon, et autour de lui s’apaise le gonflement de la mer[2].

Je suis malheureux parce que telle chose m’est arrivée. — Ne dis pas cela, dis : je suis heureux parce que, telle chose m’étant arrivée, je n’en ressens aucun chagrin[3] ; je ne suis ni blessé par le présent ni effrayé par l’avenir. Un accident semblable pouvait arriver à tout le monde, mais tout le monde n’était pas capable de le supporter sans chagrin. Pourquoi donc en cet accident voir un malheur plutôt qu’un bonheur dans la manière de le supporter[4] ? Appelles-tu un malheur pour l’homme ce qui n’est pas un échec de la nature humaine[5] ? Et peux-tu regarder comme un échec de la nature humaine ce qui ne se produit pas contre sa volonté[6] ? Eh quoi ! tu connais cette volonté. Est-ce que cet accident t’empêche d’être juste, magnanime, tempérant, sage, réfléchi, sincère, réservé, [libre de passions], et d’avoir les autres qualités dont la présence assure à la nature humaine ce qui lui est propre[7] ?

  1. [Couat : « petit amas de muqueuses hier. » — La même expression se retrouve un peu plus bas (VI, 13), au cours d’une phrase d’une singulière crudité.]
  2. [Couat : « en louant la terre nourricière et en remerciant l’arbre qui l’a engendrée. »]
  3. [Var. : « je vis exempt de chagrin. »]
  4. [Couat : « Pourquoi donc cet accident serait-il un malheur plutôt que n’est un bonheur la manière de le supporter ? »]
  5. [Cf. supra IV, 8.]
  6. [Ainsi la nature humaine a une volonté, à laquelle Marc-Aurèle ne conçoit pas que s’oppose la volonté de l’homme. Quelle part de liberté nous laisse, quelle conception de la liberté implique une telle doctrine ? Cf. supra II, 11 ; infra VI, 8 ; XI, 20 ; V, 10 ; V, 29 ; VIII, 48, et les notes.]
  7. [Cf. supra IV, 1 : De cela même « qui est dirigé contre lui le sage fait la matière de son action. » — D’où il suit, ajoute ici Marc-Aurèle, que ce que nous appelons un malheur est en réalité la condition du bien moral. — Ainsi s’enchaînent par la théorie de l’action sous réserve deux grands problèmes de métaphysique : celui de l’optimisme et celui de la liberté.]