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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

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Réfléchis souvent à la rapidité avec laquelle est emporté et passe tout ce qui existe et tout ce qui naît. La matière[1] est comme un fleuve qui coule sans cesse ; un changement continu est la loi de toute activité ; tout principe efficient est sujet à mille variations[2].

  1. [Couat : « substance. »]
  2. [Couat : « les puissances de la vie sont dans un perpétuel changement ; les causes subissent mille variations… » — Mon collègue M. Hamelin, dont la critique m’a été souvent précieuse, fait à cette traduction un double reproche : considérée en elle-même, elle est incertaine (que devons-nous entendre par « les causes » ?) et ne marque pas suffisamment la distinction ou le rapport des deux termes αί ἐνέργειαι et τὰ αἴτια ; replacée dans les Pensées, elle est infirmée par tous les textes du livre (voir l’index de Stich) où se rencontre le premier de ces deux mots et par bon nombre de ceux où figure le second. Nous voulons dire, pour ce qui est de l’interprétation d’αἰτίον, que ce terme général (ou ses équivalents αἰτία, αἰτιῶδες), que M. Couat (comme aussi Pierron et M. Michaut) traduit d’ordinaire par « forme » et ici seulement par « cause », et qui, en réalité, désigne le « principe efficient et formel » s’opposant à la « matière » (ῦλε, οὐσία) qu’il détermine (cf. supra IV, 21, dernière note), peut prendre un sens très particulier lorsque Marc-Aurèle limite son horizon, et, au lieu de la nature universelle, ne considère plus que la nature humaine ; qu’il y a, en effet, dans ce livre telle pensée (IV, 21) où le mot αἴτιον (αἰτία ou αἰτιῶδες) alterne avec le mot ψυχή, telle autre (IV, 40 : voir la note) où il lui cède sa place : or, il ne viendrait pas facilement à l’esprit d’un lecteur de la traduction de M. Couat, lorsqu’il y trouverait les « causes » nommées à côté des « puissances de la vie », de compter au nombre et peut-être au premier rang des « causes » les âmes humaines. En ce qui concerne ἐνέργεια, il est aisé de vérifier à l’aide de l’index que, sauf un seul cas (IX, 3) où ce substantif est expressément qualifié par φυσικός (et désigne non la vie, mais, au contraire, la mort), Marc-Aurèle lui donne toujours une signification pratique et, pour ainsi dire, tout humaine. D’après la traduction même de M. Couat, il n’exprime guère dans les Pensées que l’activité propre à l’homme, et parfois (cinq fois sur dix-huit), et surtout quand il est employé au pluriel (exemple : VI, 59), le résultat de cette activité, c’est-à-dire : nos actions. C’est dans ce sens qu’au début de la pensée XII, 23, il alterne avec le mot πρᾶξις. Le verbe de la même famille, ἐνεργειν, se trouve avoir dans les Pensées un emploi tout aussi particulier que celui du substantif : il a pour sujets ψυχή (II, 16), ή ἐκ σοῦ αἰτία (IX, 31), — jamais φύσις. Si cette statistique ne peut être invoquée comme un argument décisif, on conviendra qu’elle rend fort suspectes les traductions qu’on a jusqu’à présent données d’ἐνέργειαι, et que très vraisemblablement il y a mieux à trouver ici que les mots « actions, forces ou énergies de la nature » (Pierron, Barthélemy-Saint-Hilaire, M. Michaut), — ou même « puissances de la vie », comme a écrit M. Couat.

    En jugeant ces diverses traductions insuffisantes, je ne prétends pas d’ailleurs que Marc-Aurèle, surtout je ne prétends pas que les Stoïciens n’aient jamais voulu exprimer par ἐνέργεια que l’activité propre à l’homme ou les actions humaines : il suffirait de l’expression ψυσικὴ ἐνέργεια que j’ai citée plus haut pour me contredire. Mais j’entends par ce mot toute activité du type de la nôtre, ou toute action accomplie par un vivant. On sait que la nature, pour les Stoïciens, est un vivant. — Ainsi définie en général, l’ἐνέργεια s’oppose à l’οὐσία, c’est-à-dire à la matière inerte, et se distingue de l’αἰτία. Elle s’en distingue surtout par deux caractères : 1o L’αἰτία est le principe de toute détermination de la matière ; elle est donc dans la chose la plus informe comme dans l’être achevé : l’ἐνέργεια est propre aux êtres. 2o Tout être révèle une αἰτία, d’où il est issu : toute ἐνέργεια révèle un être constitué et vivant, dont elle est la fonction, l’έγονας… πρὸς ἐνέργειαν, dit Marc-Aurèle à la première pensée de ce livre V, où il tâche de déterminer (cf. à la 3e ligne l’expression si précise : ὦν ἔνεκεν γέγονα la cause finale de l’homme. Dans l’École, les logiciens rapportaient l’αἰτία et