Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/259

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

bien ou vers le mal, peu de nos poètes le connaissent, et il a fallu à l’auteur du Roland un talent au-dessus de son siècle pour nous avoir peint un Ganelon qui a quelques éclairs de vertu.

On comprend dès lors que l’épithète homérique ait plu à ces naïfs, à ces « simplistes ». Il y en a peu de traces dans le Roland, qui est l’œuvre d’un esprit supérieur et original ; mais cette épithète fleurit dans tous nos autres poèmes. Ernest Hello a naguères expliqué fort bien l’origine de ce procédé poétique. L’épithète homérique est, à ses yeux, une constatation qui est faite une fois pour toutes. Un jour Homère voyant en son esprit Achille courir, l’appela « Achille aux pieds légers » ; mais alors même qu’Achille fut devenu paralytique, le poète aurait continué à le nommer πόδας ὠκύς, et cette appellation en effet ne faisait plus qu’un avec le héros. Il en est ainsi dans nos chansons. Nos vieux poètes, à raison de son étonnante majesté, se représentent toujours Charlemagne comme un centenaire, et lui donnent une barbe blanche à trente ans. Certaines femmes, qui ont à vingt ans le vis cler, le gardent ainsi jusqu’à soixante et au delà. Quand nos traîtres montrent le poing à quelque ennemi qu’ils vont faire tomber dans un piège mortel, ils n’en appellent pas moins leur victime des noms les plus honorables, le fier ou l’alosé : le tout suivant les besoins de l’assonance ou de la rime. Quels que soient ses défauts, on pardonnerait beaucoup à cette épithète plus pittoresque que sensée, si elle n’était pas aussi envahissante ; mais vraiment elle l’est trop, et il arrive un moment où elle révolte le lecteur. Dès le XIIe siècle elle est difficile à subir, et il y en a parfois une par vers, voire deux[1]. Imaginez des centaines de vers avec cette surabondance d’images qui sont toujours les mêmes. L’usage en était excellent : l’abus fut un fléau.

La langue de notre épopée primitive est d’une simplicité qui ne satisfait pas les rhéteurs. Les uns la voudraient plus étoffée,

  1. « Monte en la selle dou destrier Arragon ; — A son col pant un escu à lion. — François armerent le traïtor felon — De blanc haubert et d’iaume peint à flor. — Ceinte a l’espée dont à or est li pons ; — Monte en la selle dou bon destrier gascon » (Amis et Amiles, éd. C. Hoffmann, vers 1648 et suiv.). « Nos combatrons as espées forbies, — Je por Girart à la chière hardie — Et vos por Charle à la barbe florie. » (Girars de Viane, éd. P. Tarbé, p. 106.) Etc.