Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/151

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

La langue est excellente ; et Garnier savait bien qu’il était un écrivain ; il s’en vante même crûment, avec sa franchise habituelle :

Mes languages est bons, car en France sui nez.

Ailleurs, il se préfère avec candeur à tous ses rivaux :

Onc mais mieldre romanz ne fu faiz ne trovez.

Rien n’est plus rare dans la poésie du moyen âge que des vers bien faits, pleins, sentencieux ; ce mérite de facture abonde chez Garnier : et le couplet de cinq vers monorimes, qui est le cadre adopté par lui[1], est souvent remarquable par l’ampleur et la solidité de la période poétique qu’il renferme :

Fait-il : « De voz menaces ne sui espoentez,
Del martire sofrir sui del tot aprestez ;
Mais les miens en laissiez aler, nes adesez[2],
Et faites de mei sol ce que faire devez. »
N’a les suens li bons pastre a la mort obliez.

Souvent même le vers isolé revêt, chez Garnier, une force, une majesté singulière : saint Thomas répond à un conseiller qui le presse de céder :

La nef vei totes parz en tempeste gesir ;
J’en tieng le governail ; tu me roves dormir[3] !

Il affirme l’autorité de l’Église supérieure à celle des rois :

 Li prelat sont serf Deu, li reis les deit chérir ;
E il sont chies[4] des reis ; li reis lor deit flechir.

Garnier n’a pas moins de vigueur et d’énergie quand il fait parler les ennemis du saint. Henri II s’emporte avec fureur contre l’ingratitude de son ancien favori :

Uns hom, fait lor li reis, qui a mon pain mangié,
Qui a ma cort vint povres, e molt l’ai eshalcié,
Pur mei ferir a denz[5] a son talon drecié ;
Trestot mon lignage at e mon regne avilié ;
Li duels m’en vat al cuer ; nuls ne m’en a vengié !

On accorde à Chrétien de Troyes, l’illustre contemporain de Garnier, plus de grâce et de variété dans le style ; mais Garnier lui est bien supérieur par la force et par l’éloquence. Avant

  1. Lui-même signale ce choix, qu’il n’avait pas fait au hasard.
  2. Et ne les touchez pas.
  3. Tu m’invites à dormir.
  4. Chefs.
  5. Aux dents, c’est-à-dire en plein visage.