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VI


Bien des jours avaient passé depuis celui où Scipion écrivit le n° 443 pour le coller au mur ; et ce numéro n’avait pas été remplacé. Il était toujours là, vieilli, jauni ; 443 !… Les frères Colombe n’osaient pas l’arracher du mur, mais ils évitaient de le regarder, d’en parler surtout. C’est que les jours qui s’étaient écoulés depuis n’avaient apporté aucun appoint aux épargnes qui devaient, d’après leur calcul, les libérer de leur existence de bureaucrates, les rendre à la vie des champs à une époque déterminée, fixée, impatiemment attendu jadis. Maintenant les économies journalières s’en allaient rejoindre les épargnes passées : tout cela se dépensait pour Manon. Le magot s’allégeait ; mais Manon croissait en science, en beauté. Sa petite personne délicate, fatiguée par la misère, s’épanouissait dans le bien-être et la joie. Elle grandissait ; ses formes de fillette disparaissaient sous la radieuse ampleur d’une maturité précoce. La fille des champs réaparaissait dans sa robustesse saine et vigoureuse, faisant éclater de partout la première robe, maintenant écourtée, dont les frères Colombe avaient revêtu tout d’abord leur chétive enfant trouvée.

Ils s’effaraient bien un peu à la voir pousser si vite, comme s’ils eussent éprouvé l’angoisse de cet emplumement rapide qui allait mettre aux ailes de l’oisillon quelque fantaisie d’envolement. Et cependant ils étaient fiers de leur œuvre : une fierté paternelle dont ils se grisaient et s’aveuglaient. Ils ne se refusaient rien pour la satisfaire, toujours d’accord sur ce point et n’entrant en discussion que pour se prouver l’un à l’autre l’opportunité de leurs folies.

— Maintenant que nous nous sommes chargés de son avenir,