Page:Physiologie du gout, ou meditations de gastronomie transcendante; ouvrage théorique, historique, et à l'ordre du jour, dédié aux gastronomes Parisiens (IA b21525699).pdf/371

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Par un effet contraire, tous les autres convives se sentirent ranimés : l’appétit revint, les migraines disparurent, un écartement ironique semblait agrandir leurs bouches ; et ce fut leur tour de boire à la santé du chevalier, dont les pouvoirs étaient finis.

Il faisait cependant bonne contenance, et semblait vouloir faire tête à l’orage ; mais à la troisième bouchée, la nature se révolta, et son estomac menaça de le trahir. Il fut donc forcé de rester inactif, et, comme on dit en musique, il compta des pauses.

Que ne ressentit-il pas, au troisième changement, quand il vit arriver par douzaines des bécassines, blanches de graisse, dormant sur des rôties officielles ; un faisan, oiseau très-rare alors et arrivé des bords de la Seine ; un thon frais, et tout ce que la cuisine du temps et le petit-four présentaient de plus élégant en entremets !

Il délibéra, et fut sur le point de rester, de continuer et de mourir bravement sur le champ de bataille : ce fut le premier cri de l’honneur bien ou mal entendu. Mais bientôt l’égoïsme vint à son secours, et l’amena à des idées plus modérées.

Il réfléchit qu’en pareil cas la prudence n’est pas lâcheté ; qu’une mort par indigestion prête toujours au ridicule, et que l’avenir lui gardait sans doute bien des compensations pour ce désappointement ; il prit donc son parti, et jetant sa serviette : « Monsieur, dit-il au financier, on n’expose pas ainsi ses amis ; il y a perfidie de votre part, et je ne vous verrai de ma vie. » Il dit, et disparut.

Son départ ne fit pas une très-grande sensation ; il annonçait le succès d’une conspiration qui avait pour but de le mettre en face d’un bon repas dont il ne pourrait pas profiter, et tout le monde était dans le secret.